L’excellente collection DVD « Deux films de » éditée par Why Not propose deux documentaires récents de Werner Herzog, l’un largement commenté grâce à sa sortie en salles en France en 2012 Into the Abyss (2011), l’autre beaucoup moins connu et coréalisé avec Dmitry Vasyukov : Happy People: A Year in Taiga (photo en tête de texte), réalisé l’année précédente. Un documentaire sur des vies entravées et détruites dans le pays le plus puissant du monde, l’autre sur la liberté et le bonheur loin de la société des hommes.
Into the Abyss fait partie d’une série informelle de films, documentaires et fictions, initiée en 2009 avec son contestable Bad Lieutenant – Escale à la Nouvelle-Orléans, dans lasquelle Herzog s’intéresse à la violence et à la folie ordinaires dans l’Amérique contemporaine, plus particulièrement les états du sud, en proie à une crise économique et morale sans précédent, et à son système judiciaire, archaïque et inégalitaire. Dans Into the Abyss Herzog interviewe dans le « couloir de la mort », huit jours avant son exécution, Michael Perry, reconnu coupable de l’assassinat de trois personnes. Le 24 octobre 2001, dans la petite ville de Conroe au Texas, Jason Burkett et Michael Perry, en quête d’une voiture à voler, abattent de sang-froid Sandra Stotler, son fils Adam et l’ami de ce dernier, Jeremy. Retrouvés puis arrêtés, les deux jeunes hommes, âgés d’à peine 19 ans, sont condamnés : Burkett à la prison à perpétuité, Perry à la peine capitale. A la suite de cette rencontre, Herzog retourne sur les lieux du crime, interroge les enquêteurs, consulte les archives de la police, discute avec les familles des victimes et des criminels, rencontre un ancien bourreau du couloir de la mort, qui a démissionné, hanté par son expérience et désormais adversaire de la peine de mort. Au-delà du fait divers, Herzog nous entraine dans une enquête sur l’Amérique et les profondeurs de l’âme humaine. Herzog nous montre les ravages de la violence dans la culture américaine. Cette violence qui fut autrefois constitutive de l’édification d’une Nation (guerre d’indépendance, guerres indiennes, guerre de Sécession) est devenue une violence autodestructrice, dont le carburant est la drogue, l’alcool et la misère. Les témoignages enregistrés par Herzog sont bouleversants, mais le regard, plein d’amour et de compréhension, que pose Herzog sur ces hommes et femmes, tous victimes de la violence, est lui aussi chargé d’émotion.
Ces films actuels de Herzog sur les Etats-Unis pourraient tous être rebaptisés « le déclin de l’empire américain. » Mais Herzog poursuit aussi une réflexion sur la pérennité de coutumes et de modes de vie ancestraux, en communion avec la nature, dans les régions les plus reculés du globe, loin des ravages de la « civilisation » et de la globalisation. Il faut absolument découvrir comme moi la semaine dernière le merveilleux Happy People: A Year in Taiga dans lequel Herzog, au fil des saisons, suit la vie de quelques trappeurs dans la Taïga sibérienne, soit le plus grand désert boisé du monde soumis à des conditions naturelles et climatiques terribles, mais aussi une réserve naturelle regorgeant de richesses, préservée par les rares humains qui l’habitent et connaissent la fragilité de l’équilibre écologique. Happy People, c’est avant tout une rencontre avec des hommes remarquables, ces trappeurs à l’existence rude mais heureuse car en harmonie avec la nature, dont ils respectent les cycles. Les quatre saisons montrent la Taïga sous un froid presque invivable, au dégel, l’été avec ses invasions de moustiques… A chaque fois les trappeurs s’organisent, posant leurs pièges, réparant leurs huttes… Difficile de ne pas penser au chef-d’œuvre d’Akira Kurosawa Dersou Ouzala qui lui aussi glorifiait la vie d’un vieux trappeur dans les forêts de Sibérie, détenteur d’une sagesse et d’une connaissance de la faune et de la flore inégalables. Dans le film de Herzog les trappeurs se plaignent d’être les derniers d’une lignée en voie d’extinction ; dans quelques générations leur savoir ancestral, leur maîtrise de l’art de la chasse, de la pêche et des techniques de construction et de survie dans la Taïga disparaîtront, de même que leur relation privilégiée avec la nature et leur totale autonomie. Herzog enregistre des pratiques millénaires, des visages et des paroles comme si c’était pour la dernière fois, témoignages précieux d’hommes admirables. Les passages montrant l’importance de la relation entre le trappeur et ses chiens, dépendants les uns des autres, sont particulièrement émouvants. Le style du documentaire est peut-être conventionnel, proche des images « National Geographic » (comme dans la plupart des documentaires récents de Herzog), mais c’est la musique et le commentaire, lyrique et élégiaque, dit par le cinéaste lui-même, sa légendaire diction et son accent allemand qu’il exagère avec gourmandise, qui font la différence. Herzog semble désormais accorder le maximum d’émotion et de lyrisme à ses documentaires, surtout quand ils évoquent la relation de l’homme avec la nature sauvage et le monde animal, tandis que ces fictions sont de plus en plus ironiques et sarcastiques. Son romantisme s’exprime dans le documentaire, son humour noir dans la fiction.
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