Carlotta a édité cet été en DVD et Blu-ray deux films espagnols qui ont marqué leur époque et la cinématographie nationale (l’un plus que l’autre) et constituent tous les deux des réussites notables dans les carrières inégales de leurs auteurs.
Le premier est Cría Cuervos (1976) de Carlos Saura, drame psychologique réalisé durant les dernières années du franquisme moribond (on y aperçoit un graffiti mural au sujet du retour de Juan Carlos), qui propose une parabole du régime du Caudillo à travers l’histoire d’une famille bourgeoise espagnole, avec père militaire coureur de jupons, mère aliénée et trois petites filles qui grandissent dans un monde sclérosé. Le film adopte particulièrement le point de vue d’Ana, neuf ans, qui assiste à l’agonie de sa mère et fantasme quelques années plus tard le meurtre de son père retrouvé mort dans son lit après une étreinte furtive avec sa maîtresse. Les sales petits secrets des parents observés par une fillette imaginative, le deuil et la découverte de la mort, une atmosphère confinée et morbide – on ne quitte presque jamais la demeure familiale madrilène étouffante de souvenirs et de fétiches – constituent le riche terreau symbolique d’un film qui ambitionne de psychanalyser un pays tout entier et d’explorer la psyché de femmes à différents âges de leurs vie (Geraldine Chaplin interprète la mère mais aussi Ana adulte lors de confessions devant la caméra.) Le cinéaste mélange souvenirs, rêveries et visions, pulsions enfantines de meurtre, bouscule la chronologie des faits et parvient à créer une œuvre comparable à certains films de Bertolucci (Le Conformiste), Malle (Le Souffle au cœur) et pourquoi pas Bergman (Cris et Chuchotements) réalisés à la même époque (sans oublier bien sûr la figure tutélaire de Buñuel.) Soit la fine fleur du cinéma d’auteur européen des années 70, volontiers provocateur, antibourgeois et freudien, mais attaché à une certaine forme de classicisme (voire d’académisme) y compris dans sa volonté de rupture esthétique et politique. C’est particulièrement le cas de Saura qui signe un brûlot antifranquiste dissimulé sous de prudentes métaphores, jouant au chat et à la souris avec la censure tout en étant désigné par l’Etat pour représenter une Espagne jeune, moderne et libérée dans les grands festivals internationaux et exporter une image talentueuse du cinéma national. Le titre du film est emprunté au début d’un proverbe espagnol « qui élève des corbeaux aura les yeux crevés. » Sentence qui renvoie aussi bien à la relation entre les enfants et les parents, l’avenir de l’Espagne et la carrière de Saura, cinéaste à la fois dissident et officiel qui profita brièvement du « dégel » franquiste et perdit beaucoup de son inspiration avec le retour de la démocratie.
Composée en 1974 par José Luis Perales, la chanson « Porque te vas » ne connaitra le succès populaire que grâce à son utilisation dans Cría Cuervos. Interprétée par la chanteuse Jeanette, elle devint rapidement l’une des chansons les plus célèbres du cinéma contemporain.
Dans Cría Cuervos la petite Ana Torrent (photo en tête de texte avec Geraldine Chaplin) prête son visage triste et ses grands yeux noirs au personnage d’Ana. La fillette avait été remarquée par Saura dans L’Esprit de la ruche de Victor Erice, l’autre grand film espagnol des années 70, quand elle n’avait que 7 ans.
Ana Torrent aura accompagné le cinéma espagnol à différents âges de sa vie puisqu’on la retrouve jeune femme dans Tesis de Alejandro Amenábar, vingt ans après Cría Cuervos.
Le public et une majeure partie de la critique française ont fermé les yeux devant les deux premiers films d’Alejandro Amenábar (Tesis et Ouvre les yeux) alors que les débuts du jeune cinéaste madrilène avaient été récompensés en Espagne par un immense succès, lui ouvrant la voie d’une carrière et d’une renommée internationales. Profitons de cette réédition en DVD et Blu-ray pour découvrir ou revisiter Tesis (1996).
Amenábar puise son inspiration dans un certain cinéma américain (Hitchcock, De Palma, Lynch) fasciné par les mécanismes de l’angoisse, de l’étrange et du rêve. Alors que les recettes hollywoodiennes chez nos réalisateurs tricolores tentés par le cinéma de genre sont soit piteusement imitées, soit déformées par d’autres formules exogènes, Amenábar a bien assimilé et compris l’écriture et la mise en scène, dans ce qu’elles ont de meilleur, du cinéma anglo-saxon : l’efficacité sans faille du scénario, la concision, l’élégance discrète du filmage. Même s’il existe dans le cinéma ibérique une tradition fantastique, la plupart du temps influencée par le surréalisme, les films d’Amenábar ne lui doivent rien. Ils témoignent d’une volonté de rupture avec un cinéma national guère palpitant (il faut bien le dire), d’un américanisme affiché qui montrera le chemin à toute une nouvelle génération de réalisateurs attirés par le cinéma de genre, pour le meilleur comme le pire (REC et ses suites, L’Orphelinat, etc.)
Dans Tesis, une étudiante en cinéma qui prépare une thèse sur la violence au cinéma découvre un réseau de snuff-movies, vidéos où sont filmés des tortures et des assassinats réels. On peut trouver le message du film un rien scolaire, mais Amenábar (24 ans au moment du tournage) fait preuve de talent dans la gestion de cette enquête policière mieux construite que la plupart des films des spécialistes confirmés de la peur au cinéma dans les années 90 et 2000. Il parvient à captiver son audience et à la faire frissonner sans aucun recours aux scènes gore que laissait craindre le sujet.
Amenábar a ensuite réalisé un beau troisième film, Les Autres avec Nicole Kidman, sur la vie rêvée des morts, mais il semble avoir sombré (définitivement ?) dans la boursouflure esthétique, la mégalomanie et les pires travers du « world cinema » avec des films comme Mar Adentro et Agora.
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