C’est aujourd’hui le centième anniversaire de la naissance de Marguerite Duras. ARTE consacrera plusieurs programmes de sa grille du dimanche 6 avril à Marguerite Duras avec à 17h35 « Le Siècle de Duras » de Pierre Assouline, la diffusion de L’Amant à 20h45 et de Hiroshima mon amour à 22h35 (nous y reviendrons demain) suivis à 0h05 de deux essais de Benoit Jacquot sur et avec Marguerite Duras, Ecrire et La Mort du jeune aviateur anglais (photo en tête de texte) réalisés en 1993 pour l’INA.
« L’événement de Vauville, je l’ai intitulé La Mort du jeune aviateur anglais. En premier je l’ai raconté à Benoît Jacquot qui était venu me voir à Trouville. C’est lui qui a eu l’idée de me filmer lui racontant cette mort du jeune aviateur de vingt ans. Le lieu était mon appartement à Paris. Ce film une fois fait, on est allé dans ma maison de Neaulphe-le-Château. J’ai parlé de l’écriture. Je voulais tenter de parler de ça : Ecrire. Et un deuxième film a été fait avec la même équipe et la même production. » (Marguerite Duras)
A l’occasion de cette journée spéciale sur ARTE et la diffusion de ces deux films nous avons demandé à Benoît Jacquot de revenir sur sa relation avec Marguerite Duras et cette expérience de tournage singulière. Benoît Jacquot vient de terminer son nouveau film 3 Cœurs, coproduit par ARTE France Cinéma et dont la sortie française est prévue le 17 septembre.
Comment as-tu rencontré Marguerite Duras ?
J’ai rencontré Marguerite Duras très jeune, j’avais tout juste une vingtaine d’années et je faisais l’assistant ici et là, pour des réalisateurs très variés et des productions très antinomiques. Duras avait besoin d’un assistant parce que celui qui l’avait aidée sur ses précédents films se faisait porter pâle pour celui qu’elle était en train de préparer et qui s’appelait Nathalie Granger. Il savait que cela m’intéressait et m’a envoyé à elle. J’ai donc un après-midi sonné à la porte de Marguerite Duras, rue Saint-Benoit la bien nommée. On s’est immédiatement entendus si bien que pendant deux ans je n’ai fait que cela, l’assister, sur trois films : Nathalie Granger, La Femme du Gange et India Song. C’était non stop. Cela a été très déterminant car c’est travailler avec Marguerite Duras qui m’a mis devant mon vœu de faire moi-même des films. Elle me montrait qu’à condition de savoir ce qu’on voulait et vouloir ce qu’on fait, on pouvait faire des films. Alors je m’y suis mis très vite. Pendant qu’elle montait India Song, j’écrivais chez elle à Neauphle-le-Château le scénario de mon premier film L’Assassin musicien. C’est le même producteur Stéphane Tchalgadjieff qui l’a produit et qui produisait India Song, ainsi que tout ce qui se faisait de bien à ce moment-là : Rivette, Godard, Bresson, les Straub, Duras…
Ecrire et La Mort du jeune aviateur anglais sont des films jumeaux.
Ce sont deux films qui ont été réalisés de façon quasi consécutive et qui obéissent à une constitution très anecdotique. Marguerite était allée faire soigner un emphysème grave dans un hôpital où elle a attrapé une maladie neurotonienne qui l’a plongé dans un coma de neuf mois. Coma très spécial puisqu’elle est entrée dans le coma dans son lit avec un cahier sur lequel elle écrivait une phrase et quand elle s’est réveillée neuf mois plus tard elle a demandé le cahier pour finir sa phrase ! Pendant ce coma la question s’était posée au bout d’un certain temps de la débrancher et de la laisser mourir ou d’attendre qu’elle revienne. Heureusement ils ont décidé d’attendre et elle a vécu deux ans après son réveil. Au sortir de ce coma – j’étais très liée à elle – j’avais fait mon deuil, pour moi elle allait mourir incessamment et d’une certaine façon elle était déjà morte. Un jour on m’a appelé pour me dire qu’elle est revenue au monde – c’était vraiment Lazare – qu’elle parle, qu’elle va bien et qu’elle dit qu’elle veut me voir. Je n’ai pas pu l’appeler, je n’y arrivais pas, cela me foutait les jetons, comme un truc spectral. C’est elle qui a fini par m’appeler, pas pour se plaindre mais pour me dire : « je suis à Trouville, viens tout de suite me voir j’ai un truc à te donner. » Elle voulait me raconter qu’elle avait trouvé une tombe, en se promenant dans la région. Je ne comprenais pas vraiment tout à cette histoire d’aviateur de vingt ans, mitraillé dans son avion, recueilli par les habitants du village, autour duquel une sorte de rite se serait constitué. Elle me demande de faire un film à partir de cette histoire. Je voyais surtout cette transe fictionnelle dans laquelle elle se plongeait et qui faisait apparaître de manière très visible et presque spectaculaire son mode « d’être écrivain. » Du coup je lui ai dit que je n’allais pas faire un film de fiction à partir de son histoire, mais un film sur elle donnant à cette histoire sa dimension en la racontant, en nous montrant les lieux. C’est sa parole qui devient une évocation de ce qu’elle a trouvé dans ce lieu et qui fait naître son geste d’écrivain. Elle a accepté. On savait tous qu’elle n’en avait plus pour très longtemps et qu’elle avait la nostalgie de cette époque où elle tournait des films avec une équipe et des acteurs fidèles, dans ses lieux à elle, ses maisons, et où elle était complètement heureuse dans une espèce de vie communautaire, autour d’un film à faire et donc d’elle.
Je pense que c’était un cadeau à lui faire, même si c’était elle qui voulait me faire un cadeau au départ, que de la remettre dans cette situation avec une équipe très réduite et partir ensemble à l’aventure d’un film à venir. On a tourné La Mort d’un jeune aviateur anglais en allant sur les lieux, en la laissant parler. Elle se nomme elle-même « la passante » dans le film. Cela s’est fait très vite et un mois après le film était visible. Quand elle l’a vu, elle m’a dit que c’était un film de moi, pas d’elle. Elle m’a traité de voleur. Alors je lui ai proposé de faire un autre film où elle pourrait dire tout ce qui lui manque et qu’elle n’a pas pu ou voulu dire dans le premier film sur son être d’écrivain. C’est devenu un demi vol.
C’est comme cela qu’on a fait Ecrire. J’ai repris la même équipe avec Caroline Champetier à l’image et on est parti dans sa maison à Neauphle-le-Château, on s’est installé dans la pièce qu’elle appelait « la pièce de musique », où il y avait un piano et où l’on pouvait écouter des disques. Elle s’est installé et pendant deux jours de tournage non stop elle s’est mis à parler.
Et puis le film est devenu un livre.
Elle faisait cela depuis quinze ans. A part L’Amant, elle n’écrivait plus que d’après les films qu’elle faisait. C’était devenu sa méthode. Elle écrivait pour préparer un tournage, des manuscrits brouillonnés avec des inductions de film sans que cela ne soit jamais un scénario au sens propre. C’était plutôt moi qui faisais le scénario. Elle me donnait ses feuillets de manuscrits qui étaient de la littérature de Duras et me demandait de les gérer très concrètement pour le film à faire. Une fois le film terminé elle reprenait ses feuillets primitifs et elle faisait du film rétroactivement un livre.
Sauf que pour ce film, rien n’avait été préalablement écrit.
Oui, elle parle au fil de sa pensée, de ce dont elle voulait parler. Elle avait déjà beaucoup parlé de la folie mais elle avait besoin, en étant déjà morte une fois et en sachant que sa fin était proche, d’exposer ça d’une façon presque monolithique, sans arrêt. Comme c’était « son » film, elle est venue au montage, et c’était elle qui décidait – même si je lui ai fais quelques suggestions. La mort de la mouche était un mythe de Marguerite qu’elle avait déjà raconté beaucoup mais qu’elle reprend ici avec un vibrato très spécial, et assez impressionnant. Elle avait un lien très fort à sa propre parole qui la mettait dans un état de grande émotion, elle était bouleversée de dire ce qu’elle dit d’elle même, un peu comme si elle chantait. Il y avait quelque chose d’incantatoire dans son mode de développer sa propre parole, elle en venait aux larmes.
Propos recueillis le 31 mars à Paris. Remerciements à Benoît Jacquot.
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