Olivier Père

Coffret Jacques Tati

Studiocanal propose à la vente depuis le 18 février un coffret qui réunit pour la première fois tous les films, courts et longs, de Jacques Tati (photo en tête de texte, sur le tournage de Mon oncle), en DVD et Blu-ray, et en version restaurée haute définition, avec moult suppléments. Belle occasion pour se replonger – dans son salon – dans l’univers unique d’un très grand cinéaste.

Jacques Tati (1907-1982), réalisateur-acteur, auteur complet d’une œuvre à la fois populaire et radicalement novatrice et moderne, créateur de formes et expérimentateur d’un comique autant sonore que visuel, appartient à la famille des Chaplin, Keaton, Lewis. Mais il a toujours été un cas à part dans le cinéma français, à l’instar d’un Robert Bresson, d’un Jean-Pierre Melville ou d’un Jean Cocteau. Ce franc-tireur a cependant participé à la gloire de la comédie française avec des succès commerciaux et artistiques éclatants comme Jour de fête, Les Vacances de Monsieur Hulot ou Mon oncle, symbolisant la dimension la plus ambitieuse d’un genre qui a depuis toujours drainé le public en masse dans les salles obscures.

Jour de fête (1947) est l’un des fleurons du cinéma français d’après-guerre, inventant une forme de burlesque gestuel et visuel inédit en France, où l’humour est souvent synonyme d’art du langage et de mots d’esprit (voir Pagnol et Guitry.) Dans cet hymne à la bicyclette, le facteur indolent (Tati lui-même, hilarant) d’un petit village de l’Indre voit dans une fête foraine un documentaire, La Poste en Amérique, et décide de changer sa méthode de travail pour gagner en efficacité.

Jour de fête qui faillit devenir le premier long métrage français en couleur est aussi le seul des films de Tati à s’intéresser à la France rurale, avec déjà l’idée des effets saugrenus de la modernisation dans le monde ancestral de la campagne française. Synchrone avec les Trente Glorieuses, Tati sera aussi le plus fin observateur, inquiet et fasciné, de l’évolution de la France des années 50 aux années 70, attentif aux progrès et aux problèmes humains et écologiques liés à l’industrialisation du pays, l’urbanisme, la construction et la modification du paysage autour du boom économique, le culte de la voiture, la pollution…

Les Vacances de Monsieur Hulot (1953) invente un personnage récurrent dans la filmographie de Tati, double rêveur, solitaire et maladroit du cinéaste, destiné à devenir aussi célèbre que son créateur. Dans une petite station normande, pendant l’été, les pensionnaires habituels d’un hôtel sont troublés par l’arrivée de Monsieur Hulot, excentrique vacancier. Tati part d’un phénomène socioculturel – les congés payés et la ruée vers les plages – pour mettre en scène avec une précision infinie une série de gags poétiques et élégants.

Dans Mon oncle (1958) nous retrouvons Monsieur Hulot rendant visite à sa sœur et sa famille qui habitent une maison ultramoderne. Son beau-frère essaie de lui trouver un emploi dans son usine et sa sœur essaie de lui faire rencontrer sa voisine. L’humour de Mon oncle repose entièrement sur l’inadaptation d’un homme « normal » mais timide et lunatique dans un monde qui a perdu tout sens de la raison et de la mesure, malgré son obsession de la rentabilité et du fonctionnalisme. Satire du snobisme et des délires architecturaux (la villa Arpel est l’autre personnage inoubliable du film), d’un univers pavillonnaire aliénant, Mon oncle est avant tout un feux d’artifices de trouvailles de mise en scène, avec une nouvelle fois l’invention d’un burlesque moderne qui exploite le moindre objet, le moindre détail à des fins comiques et poétiques, sans parler du perfectionnisme formel de Tati sur la couleur, qu’il utilise pour la première fois. Tati développe ses recherches sur le son et le langage, après les ruminations paysannes du facteur François dans Jour de fête – brides de phrases, babil mondain, expressions toutes faites qui côtoient onomatopées et propos incompréhensibles… Godard s’en souviendra, allant jusqu’à rendre un hommage explicite à Tati dans Soigne ta droite (Tati écrivit et interpréta un court métrage de René Clément intitulé Soigne ton gauche.)

Les trois premiers longs métrages de Tati sont des succès internationaux aussi bien publics que critiques (Mon oncle obtient l’Oscar du meilleur film étranger.) Tati va alors consacrer plusieurs années de sa vie à l’élaboration de son chef-d’œuvre, PlayTime (1967), qui nécessite la construction du décor gigantesque d’une ville moderne dans laquelle évoluent Hulot et une jeune touriste américaine, perdus au milieu de la foule – et de la folie – d’une grande métropole. Le film est éblouissant, d’une ambition démesurée, mais c’est aussi un gouffre financier qui va provoquer la faillite de Tati et de sa société de production. Contrairement au souhait du réalisateur, la ville construite pour PlayTime ne sera pas réutilisée pour d’autres films et devra être détruite. Avec elle s’envolent les rêves visionnaires du cinéaste, mais PlayTime existe bien, sans équivalent dans le cinéma français et même mondial, film monde esthétiquement passionnant, comédie intimiste à grand spectacle (qu’il faut avoir vu sur écran géant en 70mm, son format d’origine) capable de rivaliser avec Lola Montes de Max Ophuls ou 2001, l’odyssée de l’espace de Stanley Kubrick.

Réalisé après le grave échec commercial de PlayTime, Trafic (1971) est le dernier film de cinéma – bien qu’initialement prévu pour la télévision – de Jacques Tati, qui renoue superficiellement (et pour des raisons commerciales) avec le personnage de Monsieur Hulot qu’il avait délaissé (ou plutôt dilué) au milieu de la foule anonyme de PlayTime. Monsieur Hulot, dessinateur pour un petit constructeur automobile, est chargé d’acheminer vers le salon de l’Auto qui se tient à Amsterdam le nouveau modèle de la firme, un camping-car révolutionnaire bourré de gadgets. Mais la route est semée d’embûches et le convoi arrivera trop tard à destination. Cette satire de la domination automobile marque l’accomplissement d’un burlesque expérimental qui n’appartient qu’à Tati. Le tournage en décors naturels – budget oblige – permet au cinéaste de revenir vers un comique d’observation plus spontané. Mais Tati ne renonce pas pour autant à ses recherches obstinées sur l’image, la couleur et le son. Les gags purement graphiques touchent à la perfection, de même que les fameuses inventions linguistiques. Seul hic de ce « Tati World » qui a tant impressionné des auteurs aussi différents que David Lynch, Blake Edwards ou Otar Iosseliani : les gags atteignent une telle poésie visuelle et musicale qu’on en oublie presque de rire. Il est vrai qu’en 1971 le cinéaste, trop lucide, n’avait plus le cœur à la rigolade. L’art de Tati, supérieurement élaboré, n’oublie pas de rester à l’écoute du monde. Trafic est, d’une certaine manière, un documentaire alarmant sur une société qui n’existait pas encore au moment de son tournage.

Avant de mourir, malgré plusieurs projets, Tati n’aura le temps de signer qu’un post scriptum à ce film précocement testamentaire. Parade (1973) est un adieu doublé d’un retour aux sources, celles du cirque et du music-hall. Dans un cirque suédois, Monsieur Loyal (Tati) présente des numéros musicaux ou comiques, d’acrobates ou de mimes. Parade fut commencé en vidéo pour la télévision suédoise qui décida d’abandonner la série commandée à Tati, puis continué par l’auteur en 16mm et 35mm pour une sortie en salles. Comme d’autres grands cinéastes à la même époque (Antonioni, Godard) Tati essuie les plâtres d’un tournage en vidéo avec cette aventure télévisuelle comparable aux Clowns de Fellini, qui clôt un œuvre brève mais à la liberté, à l’exigence et à la postérité impressionnantes.

 

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