A partir de demain le Centre Pompidou inaugure de réjouissantes festivités autour d’Albert Serra (photo de Renaud Monfourny en tête de texte), cinéaste et « artiste du XXIème siècle. »
La soirée d’ouverture de mercredi à 20h proposera un court métrage inédit d’Albert Serra, Cuba Libre, mais aussi des performances, des concerts et de surprises. L’événement se poursuivra jusqu’au 29 juin avec la rétrospective de ses films, une carte blanche, des installations, des conférences et des rencontres…
Albert Serra a acquis dès son premier long métrage Honor de Cavalleria le statut de héraut du jeune cinéma moderne, déclenchant l’admiration immédiate d’une communauté de critiques, programmateurs et cinéphiles qui constitue aujourd’hui les bases solides des interlocuteurs, commentateurs et accompagnateurs des œuvres et de cinéastes qui comptent dans le panorama du cinéma mondial. Aux côtés, et non pas dans l’ombre tutélaire, de leurs aînés Jean-Marie Straub, Pedro Costa, Béla Tarr, Jean-Luc Godard, Alonso, Serra (auxquels on pourrait ajouter Miguel Gomes, Corneliu Porumboiu et quelques autres) sont les cinéastes qui rendent la passion du cinéma contemporain encore possible, et le concept de modernité cinématographique encore valable.
En deux films, Honor de cavalleria (2006) et El cant dels ocells (2008), que j’avais présentés en première mondiale à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes quand j’en étais le délégué général, Albert Serra s’est imposé comme la plus belle apparition cinématographique des années 2000. La plus belle car totalement anarchique, impertinente, enthousiasmante, inattendue. A la fois iconoclaste et admiratif de ses maîtres, le Catalan Serra réinvente, par la seule force de son inspiration et de sa détermination, non pas une nouvelle façon de faire de films, mais la plus ancienne, la plus juste, la plus libre. Celle des pionniers et des rêveurs.
Serra est né en 1975 à Bagnoles, petite ville de Catalogne. Il étudie la littérature et s’intéresse très jeune au cinéma. En 2003 il réalise un film amateur Crespià, sorte de manifeste punk de la scène underground catalane, autour de Serra et d’une bande d’amis qui s’amusent à de nombreuses provocations dans la tradition post surréaliste.
Rien d’étonnant que le héros de son premier film soit Quichotte, le rêveur idéaliste, et les rois mages ceux du second, soient les premiers adorateurs du Christ qui montrèrent la voie à des millions d’autres. Serra aime puiser dans les mythes universels, qu’ils soient littéraires ou religieux, pour accoucher d’une création originale. On part de quelque chose que tout le monde connaît, qui appartient au patrimoine universel, pour réinventer la manière de faire des films et de raconter des histoires. C’est l’opposé d’un très grand nombre de films contemporains, qui préfèrent travailler à partir de sujets insignifiants ou puisés dans l’actualité ou la réalité sociale.
En 2006, un film aussi sublime qu’inattendu vint enfin mettre un terme à cette longue histoire d’amour déçue entre un des plus grands livres de l’histoire de la littérature et le cinéma, en réussissant à balayer des décennies d’échecs, de ratages, d’erreurs.
Tourné en catalan, dans des décors naturels et avec des comédiens non professionnels, Honor de cavalleria est une adaptation à la fois respectueuse et originale du Don Quichotte de Cervantès, et marque l’apparition d’Albert Serra, un jeune cinéaste extrêmement talentueux, libre et courageux dans sa vision du cinéma, bref le nouvel enfant terrible dans le paysage guère excitant du cinéma espagnol.
Le film, au-delà de ses qualités cinématographiques, a l’intelligence d’aborder Cervantès à la fois avec humilité, sérieux et originalité. Honor de cavalleria, comme l’avait dit Jean Douchet au moment de la sortie française du film, a le grand mérite d’arracher Cervantès a plusieurs siècles d’études universitaires. Les acteurs qui interprètent Sancho et Quichotte sont des comédiens non professionnels issus de Figueras, la ville catalane où a grandi Albert Serra. Le film est parlé en catalan, ce qui peut sembler une hérésie par rapport au texte original, mais qui renforce l’authenticité, la poésie triviale du projet. De la même manière qu’Albert Serra a conscience de venir après la grande histoire du cinéma moderne, Honor de cavalleria commence lorsque la grande aventure est terminée. C’est un Don Quichotte sans le picaresque, sans les combats, sans les moulins à vent. Il ne reste plus que des souvenirs, des histoires à (se) raconter, la pesanteur du corps de Sancho et la vieillesse de celui de Quichotte, filmés avec grâce et simplicité par Albert Serra, et la solitude d’un couple d’hommes que tout oppose, mais qui partage tout. C’est finalement un film sur l’amitié, celle qui passe entre Sancho et Quichotte à l’écran, et celle qui a présidé à la fabrication du film.
Tourné avec une mini caméra DV, avec un bande d’amis grandis dans la même région, avec les économies du réalisateur, l’argent emprunté à sa famille et la générosité d’un mécène local, le film est la preuve qu’un tournage fauché et semi-professionnel ne doit pas nécessairement accoucher d’un film laid, inabouti. Dès son premier film, Serra s’inscrit parmi les grands cinéastes du numérique, aux côtés de Sokourov, Costa et Godard.
A ce sujet, on ne saura trop conseiller le DVD d’Honor de cavalleria édité en France par le distributeur Capricci, accompagné d’un livret écrit par Albert Serra en collaboration avec le critique Cyril Neyrat où le jeune cinéaste parle en toute franchise de ses influences, de sa philosophie du cinéma et de ses méthodes de travail aussi belles que particulières qui accouchèrent de ce remarquable premier long métrage et d’un second tout aussi magnifique, sinon davantage, Le Chant des oiseaux en 2008, sur l’histoire des rois mages. Film qui reprend certains principes du premier film mais les enrichit grâce à une poésie, un humour et une plasticité de l’image encore plus évidents que dans Honor de cavalleria.
Albert Serra est en effet un des rares jeunes cinéastes capables d’articuler un discours critique et analytique sur son cinéma, cela dès le premier film, sans que cela soit pédant ou prétentieux. Il se livre à une analyse plan par plan de son film en expliquant tous les choix artistiques et les conditions de tournage de chaque plan. Souvent, ce qui passerait pour un erreur ou un accident technique dans un film traditionnel est ici une trouvaille poétique saisissante. C’est seulement que, au-delà de sa culture et de son intelligence qui sont grandes, et de sa personnalité, une des plus fortes du cinéma contemporain, Albert Serra a des idées très claires sur ce qu’il aime, ce qu’il veut faire ou pas, porté en cela par des modèles historiques et des héros personnels qui sont tous des génies extrémistes : Picasso, Dalì, Warhol, Bene, Fassbinder. Il n’écoute que lui et ne se laisse pas influencer par les diktats désastreux des financeurs des films d’art et essai. Alors qu’un certain cinéma d’auteur est aujourd’hui menacé par l’ambigüité, la confusion, la tentative plutôt que la réussite, Serra est parvenu à un mode de production et de création très sain et qui constitue déjà un modèle. Il explique avec beaucoup de précision la genèse et la fabrication d’Honor de cavalleria, en avouant qu’il avait en tête la phrase célèbre de Picasso, qui lui a permis de mener à bien ce projet totalement fou et atypique : « je ne cherche pas, je trouve ».
C’est exactement le contraire d’un certain cinéma expérimental qui cherche beaucoup, mais ne trouve pas.
Serra vient également rompre le cliché d’un certain cinéma radical, dénué d’action, dénué de parole, qui s’abime dans la lenteur et la contemplation du vide. Même si ses deux films sont considérés comme lents, dénués de dramaturgie classique et peu bavards (tendance que viendra contrebalancer son prochain long métrage, ouvertement philosophique), Serra est plus baroque que minimaliste. Avec des images et des situations très simples, il parvient à créer des films sublimes et impressionnants. Il a coutume de très peu préparer les tournages, filmer beaucoup et de manière assez libre, puis au contraire de consacrer de long mois au montage, qui est d’une minutie extrême. Le tournage est le moment de la folie, de la surprise, du hasard, tandis que le montage est le moment de la discipline, du perfectionnisme. Cela rejoint ce que dit Aki Kaurismäki sur un mode humoristique : « La différence entre le tournage et le montage, c’est que je bois beaucoup pendant le tournage, et pas du tout pendant le montage. »
Les deux films de Serra sont avant tout des blocs de temps. C’est la durée du plan qui crée la sensation dans Honor de Cavalleria. Dans Le Chant des oiseaux, Serra a refusé la dimension contemplative de plans trop longs pour se concentrer sur leur picturalité, leur platitude (le film est tourné en noir et blanc.)
Albert Serra n’est pas un cinéaste iconoclaste, il adapte les mythes littéraires et religieux (son catholicisme n’est pas feint) avec une grande liberté poétique, mais aussi avec respect et même émotion.
J’ai souvent utilisé un oxymoron qui définit à la perfection le cinéma d’Albert Serra : un minimalisme grandiose.
L’année 2013 verra l’apparition de son troisième long métrage, Histoire de ma mort tourné en France, en Espagne et en Roumanie qui relate un étrange voyage du libertin Casanova dans l’Europe pré-révolutionnaire du XVIIIème siècle, entre Lumières et Ténèbres.
Ces dernières années Serra a élargi le champ de ses activités artistiques en écrivant, interprétant et mettant en scène des pièces de théâtre (j’en ai vue une d’après l’histoire vraie du cinéaste sud-coréen Shin San Ok enlevé avec son épouse actrice par le dictateur cinéphile Kim Jong Il pour obliger le couple à réaliser des films en Corée du Nord), en réalisant des commandes en forme d’essais cinématographiques, comme cette série télévisée « Les Noms du Christ » dans le cadre d’une carte blanche du Musée d’Art Contemporain de Barcelone (prétexte à une satire du milieu de l’art) ou une vidéo dans la collection « correspondances filmée » proposée par le Centre de Culture Contemporaine de Barcelone.
Le Seigneur a fait pour moi des merveilles est une lettre vidéo envoyée à son ami le cinéaste argentin Lisandro Alonso, faux documentaire sur la fabrication d’un film qui n’existe pas, nouvelle déclaration d’amour à sa troupe d’amis avec lesquels il travaille et fait des films.
L’été 2012 Albert Serra participe à la dOCUMENTA (13) à Kassel, où il présente sous la forme d’une installation monumentale un film de 101 heures tourné, monté et projeté durant l’exposition d’art contemporain.
Cette expérience fleuve, intitulées Les Trois Petits Cochons propose un portrait de l’Allemagne à travers trois figures antagonistes de son histoire, Goethe, Hitler et Fassbinder, avec des acteurs non professionnels qui interprètent des monologues tirés de textes, journaux ou entretiens des trois hommes. Le film sera projeté à Beaubourg, pour la première fois depuis sa présentation à Kassel en septembre 2012, neuf jours durant et 24 heures sur 24.
Cinéphile au goût, à la curiosité et au raffinement très sûrs, Albert Serra a concocté une carte blanche à l’image de ses qualités de spectateur, parvenant à exhumer des titres rarement montrés et parfois inconnus de la plupart des vrais amateurs de cinéma.
Aux côtés des sublimes Samson et Dalila de Cecil B. DeMille et Le Poème de la mer de Dovjenko et Solntséva (film quasiment invisible de 1958 mais que j’ai vu à la Cinémathèque française il y a longtemps, Albert Serra le programme le 19 avril à 20h pour le voir !) on pourra découvrir deux films de 1968, Beyond the Law de Norman Mailer (le 25 avril à 20h) et Innocence Unprotected de Dusan Makavejev (le 28 avril à 20h).
Albert Serra montre aussi Viva la Muerte d’Arrabal, Electra Glide in Blue de James William Guercio, The President’s Last Bang d’Im Sang-soo (dimanche 28 avril à 20h, on en reparlera dans ces colonnes) et « last but not least » samedi 20 avril à 20h le magnifique Cutter’s Way d’Ivan Passer que nous aurons le plaisir de présenter avec Albert Serra, car nous nous sommes découvert une passion commune pour ce film.
« De ces films que j’ai vu très jeune, il est l’un de ceux que je n’ai jamais oubliés. Je l’ai toujours gardé à l’esprit pour une raison très simple : sa révolte. Disons simplement que le personnage de John Heard m’a influencé dans ma vie personnelle. » (Albert Serra à propos de Cutter’s Way)
https://www.arte.tv/sites/olivierpere/2012/03/28/cutters-way-divan-passer-au-festival-de-fribourg/
https://www.arte.tv/sites/olivierpere/2012/07/27/interview-with-ivan-passer/
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