Olivier Père

Hallucinations cinématographiques

C’est l’intitulé d’un cycle thématique proposé par la Cinémathèque française jusqu’au 11 avril qui permet de voir ou revoir sur grand écran plus de 70 titres de l’histoire du cinéma, des origines à nos jours. Si le cinéma est un art de l’enregistrement, comment filmer et représenter ce qui n’existe pas ? L’hallucination est par définition « une perception sans objet à percevoir » (Henri Ey, cité par Jean-François Chevrier, auteur de L’Hallucination artistique. De William Blake à Sigmar Polke.) Elle entretient aussi un rapport ontologique au cinéma, que ce soit dans les domaines de l’expérimentation, de l’ethnographie (voir la transe dans Les Maîtres fous), du cinéma fantastique bien sûr (souvent porteur d’un héritage – littéraire et pictural – romantique ou surréaliste) mais aussi du cinéma comme art réaliste puisque la projection d’un film sur un écran possède déjà une teneur hallucinatoire, plus ou moins amplifiée par la mise en scène.

Il y a les films qui mettent en scène l’idée d’hallucination, à travers des personnages drogués, alcooliques, schizophrènes ou paranoïaques comme dans Bad Lieutenant d’Abel Ferrara, Vidéodrome de David Cronenberg, Le Poison de Billy Wilder, Le Locataire de Roman Polanski ou El de Luis Buñuel, en questionnant la nature des images que l’ont voit et la possibilité d’une vision subjective au cinéma. Il arrive parfois qu’on hallucine des choses effrayantes au cinéma parce qu’on est mort, comme dans le très étrange et dérangeant L’Echelle de Jacob (Jacob’s Ladder, 1990) d’Adrian Lyne, cinéaste généralement pas très doué mais qui marche ici sur les plates-bandes de David Lynch avec inspiration.

Il y a enfin les films de cinéastes visionnaires qui sont eux mêmes des hallucinations collectives, vécues comme telles par les spectateurs qui ont eu la chance de les voir dans des salles de cinéma pas trop petites et pas trop désertes. On le vérifiera ce soir avec une double séance « cinéma bis » à partir de 20h qui propose deux films bien choisis : Le Retour (The Comeback, 1978) de Pete Walker dont le titre vidéo français fut justement Hallucinations, et Inferno (1980, photo en tête de texte) de Dario Argento. Soit un film sur la mise en scène d’hallucinations et un film halluciné. Avec dans les deux cas une importance particulière accordée à la musique et aux angoissantes demeures. Pete Walker est le chef de file des des artisans du cinéma d’horreur britannique des années 70. Loin des mythologies gothiques illustrées fastueusement par la Hammer, Pete Walker a au contraire réalisé des films fantastiques ou d’épouvante ancrés dans un contexte réaliste, et même sordide, plus proche en ce sens du Frenzy d’Hitchcock que des films de Terence Fisher. Les films de Walker sont des contes cruels qui empruntent à la rubrique des faits-divers ou à la bande dessinée pour adultes et proposent des ambiances et des personnages sordides et effrayants. Son actrice fétiche Sheila Keith, pas vraiment une reine de beauté, a atteint malgré ou à cause de son physique de gardienne de pénitencier, abonné aux rôles de domestiques psychopathes, le statut de « scream queen ».

Le Retour joue sur l’ambigüité des hallucinations macabres dont est victime un chanteur dans un vieux manoir : folie ou machination ? Le réalisateur laisse longtemps planer le doute, tandis que le mystère plane aussi sur l’identité d’un tueur masqué qui assassine sauvagement deux proches de la vedette.

La comparaison est intéressante entre Pete Walker dont les films sont typiques du mauvais goût britannique et ceux de Dario Argento, qui bénéficia à la même époque de budgets beaucoup plus élevés pour mettre en scène des films d’horreur versant eux aussi dans le Grand-Guignol et le gore mais avec une stylisation visuelle extrême.

Les deux films ont en commun des scènes de crimes très graphiques à l’arme blanche, mais permettent de constater le fossé entre la trivialité du cinéma d’horreur anglais et italien. Les films de Walker sont des produits d’exploitation prosaïques, Argento mélange la culture haute et la culture basse. Il serait d’ailleurs intéressant de programmer ensemble Suspiria de Dario Argento et son imitation britannique La Terreur des morts-vivants de Norman J. Warren, qui emprunte des motifs iconiques et le sujet du film d’Argento, la survivance de la sorcellerie au XXème siècle.

Inferno est un véritable opéra psychédélique sur le thème de l’alchimie, sans doute le chef-d’œuvre le plus cruel et démentiel d’Argento, esthétiquement somptueux et obéissant à la logique des cauchemars. Argento procède par rimes visuelles, fétichistes et musicales (rock progressif de Keith Emerson, mais aussi Verdi.) On ne peut qu’admirer la mise en scène d’Argento et son utilisation si spectaculaire de la couleur. C’est particulièrement vrai pour Inferno dont les variations de rose et d’orange sont inspirées par la peinture préraphaélite et constituent des créations chromatiques extraordinaires du directeur de la photographie Romano Albani, à l’opposé des couleurs agressives de Suspiria, dont la photo était signée Luciano Tovoli. Une invitation à l’hallucination sur l’écran de la salle Georges Franju ce soir.

 

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