Olivier Père

Gebo et l’ombre de Manoel de Oliveira

Alors que la rétrospective qui lui est consacrée se poursuit à la Cinémathèque française, le nouveau film du cinéaste portugais est sorti mercredi 26 septembre sur les écrans français, distribué par Epicentre : Gebo et l’ombre, d’après une pièce de théâtre de Raul Brandão. Oliveira définit lui-même Gebo et l’ombre comme un film sur l’honnêteté et la pauvreté : un film d’une simplicité biblique, au récit intemporel et qui pourtant, comme d’autres films de Oliveira, trouve une résonnance dans l’actualité politique et économique de notre époque. Une famille vit dans la misère en attendant le retour du fils prodigue : le patriarche Gebo (magnifique Michael Lonsdale), modeste comptable harassé par la fatigue, sa femme Dorothea (Claudia Cardinale) rongée par l’inquiétude et la bru Sofia (Leonor Silveira). Lorsque le fils João (Ricardo Trêpa) fait enfin sa réapparition, ce n’est pas pour apporter le bonheur et la richesse (il est devenu une sorte de vagabond illuminé) mais pour crier sa colère contre le renoncement et l’inertie ses siens qui se complaisent selon lui dans la pauvreté, subtiliser une importante somme d’argent en dépôt chez son père et prendre la fuite. Gebo se résignera à endosser la responsabilité de la faute du fils lorsque la police viendra frapper à sa porte. C’est la fin du film, avec un arrêt sur image glaçant qui évoque celui sur le capitaine John Malkovich regardant son bateau sombrer à la fin d’Un film parlé (2003). Catastrophe, écroulement. La misère appelle le malheur. L’argent appelle le vol.

Un petit Oliveira entendions-nous murmurer sur ce film avant de le voir. Des amis cinéphiles infirmèrent ce bruit de couloir en évoquant Dreyer, submergés par l’émotion. On  l’avons vu : le minimalisme de la mise en scène ne veut pas dire que le film soit petit. Au contraire il est grand, terrible et même bouleversant. Rarement a-t-on ressenti autant le froid, la fatigue que dans un film tourné en studio avec deux bouts de décors, quelques meubles. Rarement a-t-on aussi bien filmé la parole, l’énonciation d’un texte. Rarement a-t-on montré d’une manière aussi implacable (sauf chez Straub, Buñuel ou Stroheim) le pouvoir corrupteur de l’argent, un monde qui va à sa perte, les honnêtes gens et les vieillards laborieux écrasés par l’injustice sociale. Difficile de ne pas comparer ce texte et cette mise en scène intemporels avec la situation que nous vivons aujourd’hui en Europe et un peu partout ailleurs.

Du haut de ses 104 ans, dans une épure sublime de son art, Oliveira semble contempler le monde tel qu’il va, c’est-à-dire mal, sans renoncer à regarder la vérité en face

Oliveira n’est pourtant pas tout seul : combien de cinéastes ont désormais choisi, par désir ou par nécessité, de ne plus filmer le monde extérieur. Repli politique, crise économique et existentielle, ces films en disent long sur l’état d’esprit des grands cinéastes qui ne veulent ou ne peuvent plus filmer le monde qui les entoure et se réfugient dans des huis clos qui tournent vite à l’allégorie. L’humanité est contenue dans un couple (4:44 Last Day on Earth), le capitalisme dans un jeune trader (Cosmopolis), le sacrifice dans un vieil homme (Gebo et l’ombre).

Cela a commencé avec Jean-Luc Godard et Film socialisme qui se déroule pour une grande partie sur un bateau de croisière au large de la Grèce, berceau de la civilisation indo-européenne gravement touchée par la crise financière (Oliveira avait déjà traité de la question dans Un film parlé, avec la même localisation.) Roman Polanski, Abel Ferrara, Francis Ford Coppola, David Cronenberg, Jean-Claude Brisseau, Alain Resnais, Brian De Palma ont suivi avec des réussites artistiques diverses. Films souvent magistraux, parfois ratés quand ils se limitent à de la misanthropie confite (Polanski, De Palma). Pas toujours des pamphlets contre la société moderne mais une façon de réduire le film à un théâtre de poche, à une coquille claustrophobe avec juste une petite fenêtre sur le monde (un appartement, un bureau, une voiture) dans des films entièrement tournés en studios (Oliveira) voire dans la propre maison du cinéaste (Coppola, Brisseau, Vecchiali aussi qui signe désormais des DTV pour des éditeurs gays).

Retour au « home movies » pour les grands auteurs. Parce qu’il n’y a plus d’argent. La « pauvreté » du film d’Oliveira est à la mesure de la décision politique du gouvernement qui sanctionne depuis cette année le cinéma portugais : plus de subventions, plus rien, alors que c’était et c’est encore l’un des meilleurs du monde. Véritable assassinat culturel d’un pays aux mains de politiciens inconscients.

Mais aussi parce qu’il est temps d’aller à l’essentiel. Contre le gaspillage, contre l’enflure, pour la grâce, l’intelligence, ces films étiques montrent la voie d’un cinéma entré en résistance.

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