Le cinéaste et scénariste américain Roger Avary (photo en tête de texte, par Xavier Lambours) est membre du jury de la compétition internationale cette année à Locarno. A cette occasion, nous montrons ses deux longs métrages, Killing Zoe (1993) et Les Lois de l’attraction (Rules of Attraction, 2002) et une conversation entre Roger Avary et le public du festival aura lieu aujourd’hui à 10h30 au Forum. J’ai aussi demandé à Roger quelques jours avant le début du Festival d’écrire un blog sur son expérience de juré à Locarno. Il a accepté mais a décidé d’écrire plutôt qu’un journal… un roman. le résultat est génial, drôle et fascinant. On peut le lire ici : http://www.pardolive.ch/fr/Pardo-Live/RogerAvary
Fasciné par son premier longs métrage Killing Zoe, l’un de mes films préférés des années 90, J’ai eu l’occasion de rencontrer Roger Avary à plusieurs reprises : au festival de Turin, à Los Angeles et à Paris : pour la promotion des Lois de l’attraction, pour la projection de ses films à la Cinémathèque française, lors des dîners en compagnie de son ami Christophe Gans, avec qui il a collaboré – officieusement – sur le scénario de Crying Freeman (1995) et du Pacte des loups (2001) et officiellement sur celui de Silent Hill (2006). Les deux hommes ont aussi travaillé sur plusieurs projets non tournés.
Ce grand blond chaleureux né en 1965 dans le Manitoba au Canada est le seul cinéaste américain de ses dernières années à mériter, grâce à seulement deux films de cinéma, l’étiquette d’auteur culte. Avant lui, on ne voit que Monte Hellman pour s’être montré si rare et si précieux. Mais Avary ne pose pas en nouveau petit génie du cinéma indépendant US, et il n’a guère profité de la gloire que lui a brièvement apportée sa collaboration avec Tarantino (employés dans le même vidéo club, ils ont écrit ensemble Reservoir Dogs, True Romance et Pulp Fiction) et son Oscar pour le scénario de Pulp Fiction (1994). Peu de temps après l’Oscar qu’ils ont partagé, les deux hommes se sont définitivement fâchés.
« Quand vous venez de remporter un Oscar, tout le monde veut travailler avec vous à Hollywood, pas forcément pour des bonnes raisons. Au fond, les studios se fichent de votre travail, tout ce qu’ils veulent c’est se payer le nouveau talent à la mode et l’incorporer à leur système sans respecter ses idées. J’ai vite compris que je ne pourrais pas réaliser librement les nombreux projets que j’ai développés durant ces années-là et j’ai préféré y renoncer plutôt que de voir le résultat m’échapper. Entre Killing Zoe et Les Lois de l’attraction, il y a eu l’expérience désastreuse de Mr. Stitch (1995, réalisé pour la télévision) une histoire de science-fiction qui a très mal tourné. Mais j’ai réalisé une dizaine de films… dans ma tête. Et puis j’ai fait des enfants, ce qui prend beaucoup de temps et d’énergie, et surtout qui vous fait mûrir et réfléchir. Je ne pourrais plus jamais faire un film aussi sombre que Killing Zoe. Mon rêve serait de réaliser un conte pour enfants. »
Les Lois de l’attraction permet de vérifier qu’Avary a de la suite dans les idées. Cette adaptation du roman de Brett Easton Ellis concilie une intelligence absolue de l’œuvre littéraire, un travail à la fois fidèle et original, et la continuation de Killing Zoe, à peine moins nihiliste. Il y a de l’espoir, puisqu’il y a des survivants.
« Le tournage de Killing Zoe a été idyllique. Il était difficile d’enchaîner un autre film après une expérience aussi parfaite. Cela faisait quinze ans que je rêvais de porter à l’écran le roman de Brett Easton Ellis, et je ne pensais pas y parvenir un jour. Killing Zoe et Les Lois de l’attraction sont des films quasi autobiographiques. J’ai connu un type comme Eric (Jean-Hugues Anglade) lors de mon périple à Paris. Il était complètement drogué et malade et nous avons passé toute la nuit avec ses potes un club rue de Rivoli exactement comme la scène de défonce dans le film. Le campus où j’ai fait mes études ressemblait à s’y méprendre à celui que décrit Brett Easton Ellis, et la vie et les mœurs des étudiants dans le film sont fidèles à la réalité. »
Film nocturne et claustrophobe, Killing Zoe était la retranscription cinématographique d’un cauchemar éveillé, dans lequel un homme était entraîné par une bande de pantins suicidaire dans une sarabande de mort et de folie. Comme le soulignait l’extrait de Nosferatu de Murnau au début du film, le chef de bande drogué et amoral interprété par Jean-Hugues Anglade était un vampire, un mort en sursis expérimentant sur son corps et son cerveau toutes sortes d’expériences mortelles et entraînant dans sa chute une poignée de disciples. Après cette « Near Death Experience », Les Lois de l’attraction ressemble à une « Near Life Experience ».
Les Lois de l’attraction est une adaptation intelligente et fidèle du roman de Brett Easton Ellis, une plongée dans le dégoût ordinaire d’un campus des années 80 qui bouscule les clichés du teen movie et balaie le calamiteux ratage du film Americain Pyscho. Maître de ses excès, Roger Avary dresse un état des lieux glaçant sur la jeunesse (dorée mais surtout droguée) californienne et propose un voyage somnambulique dans un univers factice et dépressif, prétexte à un travail impressionnant d’écriture et de mise en scène sur la perception plus très linéaire du temps et la déconnexion générale avec la réalité.
Les protagonistes de Killing Zoe jouaient avec la Mort, ceux des Lois de l’attraction sont déjà morts. Ils mènent une existence somnambulique et factice, littéralement « hors la vie ». On y aperçoit cette fois-ci un extrait du Cabinet du docteur Caligari – film sur l’hypnotisme et la perte de contrôle de soi – sur l’écran de télé d’un étudiant défoncé. Les zombies ont remplacé les vampires. Le campus est une enclave dont les étudiant ne sortent jamais, les relations sociales se résument à des fêtes qui succèdent à d’autres fêtes, avec une monotonie et un cynisme caractéristiques des gens sans envie ni désir. L’action se déroule durant une année universitaire sur le Campus de Camden College, et suit les trajectoires de plusieurs étudiants et trois en particulier. Sean Bateman, le beau gosse qui collectionne les filles et deale de la drogue, Paul Denton, un étudiant gay solitaire qui tombe amoureux de garçons hétéros et Lauren Hynde, une jeune fille qui préfère rester vierge et attendre le grand amour. Sexe, rock, orgies et drogue. Le film ne se résume pourtant pas à une version décalée et trash, voire adulte et sérieuse, des pantalonnades scatologiques dans le style d’American Pie, soupapes de sécurité pour une jeunesse américaine blanche et réactionnaire. Avary n’officie pas dans le domaine de la parodie ou de l’ironie, ni de la cruauté glaciale d’un Todd Solondz. Film sur une période de la vie dans laquelle les riches jeunes Américains mettent entre parenthèse leur sens de la morale et des responsabilités, avant de devenir de bons époux et de bonnes mères de famille, Les Lois de l’attraction est un film mélancolique sur la fuite du temps et la jeunesse perdue. Il marque la rencontre idéale entre un romancier et un cinéaste, puisque Easton Ellis et Avary sont tous les deux fascinés par les personnages déconnectés et la déréalisation du monde dans lequel ils vivent. À l’écriture rapide et sobre de Brett Easton Ellis répondent dans le film d’Avary des signes cinématographiques qui indiquent la perception plus très linéaire du temps et la déconnexion générale avec la réalité.
Le film est composé d’une succession de séquences indépendantes, avec des personnages reliés entre eux par des liens tenus et flous. Des chapitres débutent immuablement par des fêtes absurdes, les sous intrigues prolifèrent, le film débute par une série de boucles temporelles, idée géniale où des actions parallèles se rejouent sous nos yeux, à l’envers.
« En ce qui concerne la scène de split screen, je suis très content du résultat, d’autant plus personne ne comprenait ce que je voulais faire au moment du tournage. Cela me semblait le meilleur moyen de montrer que les jeunes du film évoluent dans des espaces déconnectés et qu’ils côtoient d’autres étudiants à longueur de journée sans jamais les connaître ni même les rencontrer. On voit très bien dans cette scène les trajectoires de Sean et Lauren se rencontrer, et leur histoire d’amour commencer, du montage parallèle jusqu’au raccord entre les deux images qui les montent pour la première fois dans le même plan. »
À cette scène de split screen répond le suicide d’une amoureuse anonyme de Sean, morte justement de n’avoir pu établir le moindre contact avec lui.
Ajoutons que cette utilisation du split screen, du point de vue technique mais aussi narratif, diffère radicalement de celle d’un De Palma par exemple, le cinéaste à avoir le plus souvent utilisé cette figure de style. Elle témoigne de l’intelligence d’Avary, dans sa façon de recycler des procédés que l’on croyait usé jusqu’à la corde (les arrêts sur images, les retours en arrière, etc.) et de leur donner une dynamique nouvelle. Ainsi, croulant sous les excès visuels, Les Lois de l’attraction échappe aux pièges du « film défonce » car le cinéaste, au cœur du chaos mental qui habite parfois ses héros, et la folie de ses images, ne perd jamais sa lucidité. Si la drogue est une fois de plus au centre du film, elle ne fait qu’accentuer, sans la provoquer, la perte de réalité des protagonistes du film.
Avary confirme une inventivité rare dans le cinéma américain, et son scénario non linéaire de Pulp Fiction l’a conduit à expérimenter des modes narratifs de plus en plus passionnants et à se permettre des scènes ou des plans que n’oseraient pas filmer des cinéastes plus chevronnés. Il obtient des miracles de ses acteurs, tous excellents malgré des C.V. davantage orientés vers le teen-movie et le soap opera que Shakespeare. « Ma rencontre avec James Van Der Beek a été aussi satisfaisante et intense que celle avec Jean-Hugues Anglade. »
L’orgie masquée du film n’est pas le seul indice qui permet de déceler des analogies entre Avary et Kubrick. C’est surtout à propos de la direction d’acteurs que l’on pense au cinéaste d’Orange mécanique, dans cette façon de filmer le visage humain comme un masque effrayé et effrayant, oscillant entre l’hébétude et la grimace.
Depuis Les Lois de l’attraction, Roger Avary a écrit le scénario de Silent Hill d’après le célèbre jeu vidéo, pour son ami Christophe Gans. Il a aussi coécrit avec Neil Gaiman La Légende de Beowulf (Beowulf, 2007) de Robert Zemeckis, la première production en 3D et motion capture d’après le fameux poème épique celtique sur laquelle Avary travaillait depuis longtemps, avec le projet de mettre lui-même en scène le film.
Avary a aussi réalisé une extension des Lois de l’attraction (à partir des images tournées par le personnage interprété par Skip Pardue lors de son voyage en Europe), Glitterati (2004) qui n’a jamais été projeté officiellement, et longtemps travaillé sur une adaptation de Glamorama de Brett Easton Ellis, mais aussi une vie de Salvador Dalì. Actuellement Avary travaille avec Paul Verhoeven à l’écriture du fameux projet du réalisateur sur la vie de Jésus. On n’espère ne pas devoir attendre dix ans de plus le nouveau film de Roger Avary.
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