En 1981, Lili Marleen appartient à la période faste de Fassbinder, lorsque ce dernier parvient à toucher le grand public avec des films d’époque sur l’histoire de l’Allemagne, son grand et son seul sujet. Le film est réédité aujourd’hui 4 avril en DVD par Carlotta, dans un nouveau master restauré (dans la même collection il y a aussi Whity, western fassbinderien de 1971, voir ma chronique sur ce film dans le prochain numéro des Inrockuptibles.)
En 1938, à Zurich, Willie, une chanteuse allemande, aime Robert, un musicien qui appartient à une organisation secrète chargée d’aider les Juifs à fuir l’Allemagne. Le père de Robert refuse cette liaison et fait en sorte que les deux amants soient séparés. La guerre éclate. Forcée de rester en Allemagne, Willie enregistre une chanson, « Lili Marleen », diffusée aux quatre coins du Reich et qui devient un véritable triomphe. Les soldats font de cette chanson leur hymne, les Nazis leur emblème, mais le destin réunit à nouveau Willie et Robert… La célèbre chanson est le fil conducteur de cette histoire d’amour entre une jeune chanteuse qui deviendra une ambassadrice du nazisme et d’un riche artiste juif opposant au régime. La troupe habituelle du cinéaste et son égérie Hanna Schygula, sont rejoints par les vedettes internationales Giancarlo Giannini et Mel Ferrer. Fassbinder parvient à déjouer les pièges de la mode rétro et du film d’auteur à gros budget. Dans la lignée de Visconti, il parvient à concilier le fétichisme du passé, l’érotisation de l’histoire et son analyse critique. Les Damnés (La caduta degli dei, 1969) était l’un des films préférés de Fassbinder, qu’il vénérait plus encore que ceux de Sirk, Walsh ou Curtiz. On sent l’influence esthétique et politique du chef-d’œuvre décadent et marxiste de Visconti dans Lili Marleen.
On la sent aussi dans un autre film historique à gros budget situé durant la montée du nazisme, le premier de Fassbinder tourné en langue anglaise, Despair (1978). Le film est de nouveau dans les salles françaises dans une belle restauration depuis le 28 mars après son passage à Cannes Classics et au Festival del film Locarno, toujours grâce au distributeur Carlotta. Il s’agit d’un roman de Vladimir Nabokov (son dernier écrit en russe en 1934 et traduit en France sous le titre « La Méprise » en 1939) adapté à l’écran par le jeune scénariste, auteur et dramaturge anglais Tom Stoppard qui avait auparavant travaillé au cinéma avec Joseph Losey (Une Anglaise romantique). Projet décidément atypique puisque pour la première fois de sa carrière Fassbinder n’est pas l’auteur de l’adaptation ou du scénario original d’un de ses films. L’histoire est celle d’un grand patron d’origine russe, à la tête d’une usine de chocolat dans l’Allemagne des années 30, qui s’ennuie à mourir entre une épouse idiote, sensuelle et infidèle et une société moribonde voyant arriver la montée du nazisme. Il fantasme une ressemblance physique impossible avec un vagabond pour l’assassiner, endosser son identité et fuir son existence bourgeoise pour un illusoire nouveau départ. Hermann Hermann est interprété avec délectation par le grand Dirk Bogarde. Réflexion métaphysique sur le double, film miroir énigmatique, Despairest d’une grande sophistication visuelle et aussi d’une infinie richesse thématique, jusqu’au vertige.
Puisqu’on parle du grand cinéma européen, profitons-en pour rendre hommage au scénariste Tonino Guerra. Scénariste emblématique de l’âge d’or du cinéma italien et de la modernité européenne, Tonino Guerra est mort à l’âge de 92 ans, le 21 mars. C’est en captivité en Allemagne, durant la Seconde Guerre mondiale que débute la carrière d’écrivain de Guerra, avec des poèmes en romagnol (il était natif de la province de Rimini.)
Guerra restera comme le scénariste qui opéra la transition entre l’héritage néoréaliste (disciple de Zavattini) et le cinéma moderne en écrivant L’avventura d’Antonioni. Une collaboration très féconde naîtra entre les deux hommes. Guerra écrira tous les films suivants du cinéaste ou presque, jusqu’aux tout derniers. Dans Identification d’une femme, on croit le reconnaître sous les traits de Marcel Bozzuffi, le scénariste qui vient rendre une visite amicale au cinéaste en crise Nicolò interprété par Tomas Milian.
Guerra fut aussi le scénariste, l’ami, le compagnon de route de Fellini (Amarcord, Et vogue le navire…, Ginger et Fred), Rosi (La Belle et le Cavalier, Les Hommes contre, L’Affaire Mattei, et tous les suivants), les frères Taviani (Kaos, contes siciliens, Good Morning Babylonia, Le Soleil même la nuit). En dehors des maîtres italiens Guerra travailla avec un héritier direct du cinéma d’Antonioni, le Grec Théo Angelopoulos (récemment décédé en préparant un film) et avec Andrei Tarkovski lors de son exil en Italie : De cette rencontre importante naîtra un chef-d’œuvre, Nostalghia (1983) et un documentaire réalisé pour la télévision par Guerra lui-même (avec Tarkovski), lors de la préparation de ce film. Un essai en forme de carnets de notes et de discussions entre le scénariste et le grand cinéaste russe, qui montre la complicité des deux hommes au travail, entre repérages, voyages, et réflexions lumineuses sur la création, la poésie et le cinéma.
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