Olivier Père

« Six Contes moraux » de Éric Rohmer

Les « six contes moraux » constituent le premier grand cycle de la filmographie d’Éric Rohmer qui signera ensuite, outre des films autonomes, la collection des « comédies et proverbes » et les « contes des quatre saisons ». Rohmer aime former des ensembles de films, variations autour des mêmes thèmes qui confortent son idée selon laquelle il n’existe que peu d’histoires à raconter au cinéma – qui assume enfin dans ses films sa dette à la littérature. Cependant, l’importance du propos de Rohmer, c’est-à-dire le libre-arbitre, l’amour et la tentation,  ainsi que les subtiles variations psychologiques de ses récits peuvent bien nourrir six films. Comme l’explique Rohmer, ses contes sont moraux car ils sont presque dénués d’actions physiques (pas de sexe, donc, mais des stratégies de séduction), remplacées par des débats, des discours et des conversations, des monologues. Les films épousent en effet le point de vue d’un personnage masculin en quête d’amour ou d’aventure et qui met sa liberté à l’épreuve des contingences et de la morale. À partir de thèmes qui peuvent sembler arides, le cinéaste met en scène des films dont l’intelligence, la sensualité et la préciosité conduisent à un état proche de l’ivresse, la rigueur implacable de la démonstration du Rohmer débouchant sur des perspectives vertigineuses. Rohmer se plaît à varier les décors et les saisons, mais aussi les âges de la vie de ses personnages, au gré des six contes : selon un ordre chronologique, aux étudiants de La Boulangère de Monceau (1962) et de La Carrière de Suzanne (1963) succèdent les célibataires de Ma nuit chez Maud (1968) et La Collectionneuse (1966), le futur marié du Genou de Claire (1970) et le père de famille de L’Amour l’après-midi (1972). Chaque film se situe dans un cadre bien précis, celui de la vie quotidienne (Ma nuit chez Maud, L’Amour l’après-midi) ou des vacances (le lac du Genou de Claire, Saint-Tropez dans La Collectionneuse)… Les contes parisiens (I, II, VI) alternent avec les provinciaux (Clermont-Ferrand dans Ma nuit chez Maud, le sud de la France dans La Collectionneuse). On retrouve chez Rohmer une influence balzacienne, non seulement dans son goût du romanesque (ses héros se prennent volontiers pour des personnages de romans) et du complot (ici le libertinage remplace la politique) mais également dans cette volonté de couvrir différents aspects de la société française, de la province à la capitale, de la bohème chic à la petite bourgeoisie intellectuelle.

Les deux premiers contes moraux, La Boulangère de Monceau et La Carrière de Suzanne, trahissent par leur courte durée et l’amateurisme de leur interprétation des conditions de tournage très pauvres.

La Collectionneuse est le quatrième conte moral d’Éric Rohmer, réalisé avant le troisième. Un antiquaire vient rendre visite à son ami peintre dans sa villa tropézienne et rencontre une jeune fille qui collectionne les garçons. Il s’agit d’un des plus beaux films de l’auteur, drôle et cruel, qui s’intéresse au dandysme de l’époque, proche en cela de la constellation zanzibar et des films de Garrel ou Eustache.

Ma nuit chez Maud fut le premier grand succès de Rohmer, rejoint dans son aventure par des comédiens célèbres, Jean-Louis Trintignant et Françoise Fabian. Cette rencontre entre un mathématicien amoureux et une femme libre, propice à un questionnement du pari pascalien, fait écho à l’émission pédagogique sur Pascal filmée par Rohmer pour la télévision en 1965.

Le Genou de Claire est le cinquième conte moral : Sur le bord du lac d’Annecy, Jérôme, diplomate en vacances et sur le point de marier, parviendra-t-il à toucher le genou de Claire, une adolescente dont il observe le comportement amoureux ? C’est parfait. Et Brialy, inattendu en séducteur barbu, trouve le plus beau rôle de sa carrière. A tort, on a trop souvent limité le cinéma de Rohmer à ses dialogues, aux conversations intellectuelles, verbeuses ou au babillage de ses jeunes héroïnes. Rien de plus faux. Avec la complicité de son directeur de la photographie le génial Néstor Almendros (Ma nuit chez Maud, La Collectionneuse, L’amour l’après-midi), Rohmer démontre un sens du cadre et de la couleur admirable, faisant souvent référence à des peintres (ici Gauguin et les impressionnistes). Chaque plan est composé comme un tableau, sans que la picturalité n’en soit grossièrement étalé. Considéré comme un cinéaste de la parole, Rohmer est également très inspiré par le cinéma muet, en particulier Murnau, son maître (il consacrera une étude savante à l’organisation de l’espace dans le Faust de Murnau, véritable manifeste pour ses propres mises en scène.) En dehors des contes moraux, Almendros signera la photo splendide de deux films à costumes de Rohmer, adaptations littéraires aux partis-pris esthétiques extrêmement brillants et moderne, La Marquise d’O… et Perceval le Gallois, et aussi Pauline à la plage (série « Comédies et Proverbes »).

L’Amour l’après-midi, enfin, est peut-être le chef-d’œuvre de la série. Un homme marié et fidèle est sur le point de succomber à la tentation lorsqu’il retrouve une amie de jeunesse. Jusqu’à la conclusion abrupte, le héros trop sûr de ses sentiments est confronté aux limites de sa liberté et à la question du choix.

Catégories : Actualités

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *