Olivier Père

Queimada de Gillo Pontecorvo

La mode du western italien est contemporaine d’une contestation politique qui s’exprima un peu partout dans le monde. Une partie du cinéma italien entre 67 et 70, ouvertement engagée ou plus opportuniste, est une illustration dialectique de la lutte des classes, la critique de l’impérialisme américain. Le western révolutionnaire, sous catégorie fertile du western italien mis à la mode par Sergio Leone, profita des aventures et du décor de la révolution mexicaine pour proposer des métaphores parfois subtiles de la situation géopolitique de l’époque : El Chuncho de Damiano Damiani, Le Dernier Face à face de Sergio Sollima, Compañeros de Sergio Corbucci demeurent les meilleurs exemples de westerns révolutionnaires ou à dimension politique. Ne pas oublier que c’est en sortant de la projection de El Chuncho que le jeune Fassbinder décida de devenir cinéaste : pas d’un film de Straub, Rohmer, Chabrol, Godard auxquels il dédia pourtant son premier long métrage, L’amour est plus froid que la mort. Un film de la même période possède un statut particulier : Queimada. Il s’agit du film d’un cinéaste engagé qui se présente comme une fresque historique à grand spectacle. Gillo Pontecorvo (décédé en 2006) est l’auteur mondialement célèbre du très controversé Kapo (jamais vu, défini par Rivette puis Daney comme un monument d’abjection cinématographique en raison d’effets putassiers) et de La Bataille d’Alger (1966). Contrairement à certaines idées reçues, La Bataille d’Alger n’est pas un « chef-d’œuvre du néo-réalisme », mort depuis longtemps lorsque Pontecorvo tourne son film, à peine quelques mois après la déclaration d’indépendance algérienne. Il s’agit plutôt d’un cas particulier de « fiction de gauche » à l’italienne, puisque ce film dossier différent de ceux de Francesco Rosi propose une reconstitution historique « à chaud » dans un style qui imite le documentaire (malgré les apparences, aucune image d’archive ne fut utilisée).

Le film de Pontecorvo est esthétiquement plus proche de Pasolini (version commando) et Sergio Leone (version marxiste) que de Rossellini. Car le souci maniaque de la vérité, le grain de l’image volontairement sali et l’utilisation d’acteurs non professionnels et de véritables protagonistes des événements, dirigés au centimètre près, s’accompagnent d’une mise en scène percutante et d’un montage hyper efficace. Ce n’est pas un hasard si ce film fascina Peckinpah, Kubrick et Scorsese. La Bataille d’Alger est un vrai film didactique, mais c’est aussi un opéra prolétaire spectaculaire, violent et poignant, sublimé par la musique d’Ennio Morricone. Le film, produit sous pavillon algérien, connut un immense succès sauf en France où il fut interdit comme on peut s’en douter. Le film est d’une grande force mais son efficacité n’est pas à l’abri des effets pervers et du risque de l’instrumentalisation, puisqu’il fut projeté au Pentagone avant l’occupation de l’Irak et utilisé à la fois comme film de propagande dans les pays marxistes et outil de travail dans les dictatures fascistes (sur les méthodes de torture). Le film suivant de Pontecorvo, Queimada (1968) entend expliquer les mécanismes de l’interventionnisme américain et de l’action de la C.I.A. dans les pays d’Amérique latine, en relatant un coup d’état dans une petite île des Caraïbes, théâtre d’enjeux économiques important pour la Grande-Bretagne. Sur l’île (imaginaire) de Queimada (le film fut presque entièrement tourné à Cartagena, en Colombie), au début du XIXe siècle, les colons se révoltent contre la puissance coloniale portugaise. Le film suit les événements avec le point de vue d’un esclave noir et celui de l’agent secret anglais (joué par Marlon Brando, parlant une nouvelle fois avec un accent improbable : mieux vaut voir la version italienne intégrale et restaurée) qui le manipule, ayant pour mission de faire passer l’île dans le domaine économique de l’Angleterre. Queimada, par la démesure des moyens mis en œuvre et le cabotinage de Marlon Brando (sans doute l’une des interprétations les plus étranges de sa carrière), rejoint les excès carnavalesques de certains westerns tournés à la même époque, malgré l’ambition du propos et lyrisme désenchanté de certaines scènes. En raison de son budget faramineux et des caprices de la star américaine, qui accepta de tourner dans le film pour des raisons politiques mais se révéla extrêmement difficile, Queimada fut un gros échec commercial qui mina la suite de la carrière de Pontecorvo. Alberto Grimaldi, producteur de Queimada, fut à la fois le producteur des œuvres les plus ambitieuses (et coûteuses) du cinéma italien moderne signées Fellini (Le Casanova de Fellini), Bertolucci (1900) ou Pasolini (Salò ou les 120 Journées de Sodome), mais aussi des meilleurs westerns italiens (Le Bon, la brute et le truand de Leone ; Le Dernier Face à face de Sollima), de quelques bons Corbucci (El Mercenario) et de la série des « Sabata ». Scénariste emblématique de la « fiction de gauche » européenne dans les années 60 et 70, Franco Solinas a essentiellement travaillé avec Pontecorvo, Rosi, Costa-Gavras ou Losey, mais il a également collaboré (parfois sans être crédité) à des westerns très politisés, El Chuncho, Colorado, Tepepa et El Mercenario. Quant à Ennio Morricone, on ne présente plus ses talents de caméléon et son habileté à servir des auteurs et des univers cinématographiques très différents, des plus subversifs (Pasolini) aux plus réactionnaires (Verneuil, Lenzi). L’effervescence contestataire et libertaire autour de 68 ne concerna pas que le cinéma militant et contamina différentes strates du cinéma commercial. La richesse du cinéma bis transalpin est une des conséquences de la porosité de la production italienne qui pendant de nombreuses décennies posséda les meilleurs techniciens et artisans du cinéma au service de la série B comme des grands artistes. Queimada et El Mercenario de Sergio Corbucci, western révolutionnaire de série sont les deux versants, l’un noble, sérieux et ambitieux, l’autre trivial, humoristique et cynique, du film d’aventures politique tel que le concevaient les Italiens en 1968. Le plus excentrique des deux n’est pas forcément celui que l’on croit.

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