Olivier Père

Le Policier de Nadav Lapid (english version below)

Au 64ème Festival del film Locarno, où il était présenté en première internationale en compétition, Le Policier (Hashoter) de Nadav Lapid a gagné le Prix spécial du jury. Montré avec succès dans de nombreux festivals du monde entier (et notamment à New York) il a aussi remporté le prix du public au Festival des 3 continents de Nantes. Il sort demain en France, distribué par Bodega films.

Prix spécial du jury au 64ème Festival del film Locarno pour Le Policier (Hashoter) de Nadav Lapid

Prix spécial du jury au 64ème Festival del film Locarno pour Le Policier (Hashoter) de Nadav Lapid

Cela faisait longtemps qu’un premier long métrage n’avait démontré une telle maîtrise dans la mise en scène, capable de dialoguer immédiatement avec les films de Godard, Bresson, Fassbinder, Kubrick ou Haneke, et de susciter chez les spectateurs les plus clairvoyants la certitude d’assister à la naissance d’un excellent cinéaste, mais aussi de découvrir un film important, aussi brillant dans sa forme qu’intelligent dans son propos. A une époque où les meilleurs nouveaux cinéastes revendiquent – explicitement ou non –  la dimension politique de leur cinéma dans l’acte même de produire et de filmer autrement (Serra, Gomes, Alonso), préférant fuir en général les grands sujets et refusant d’aborder frontalement les problèmes historiques, idéologiques ou sociaux, Nadav Lapid (né en 1975) ose faire du cinéma politique. On pourrait dire qu’il est israélien, donc qu’il n’a pas le choix. La formidable nouvelle du Policier, c’est qu’il est à la fois le meilleur film ouvertement politique vu depuis des lustres (y compris et surtout en Israël), et que c’est également une des plus stimulantes propositions cinématographiques de ces dernières années, capable de résoudre le problème de la forme et du fond, grâce à l’invention d’une dramaturgie spectaculaire qui exprime par la force de la mise en scène des idées tout aussi radicales.

Le Policier ne sort pas de nulle part. d’abord, ceux qui avaient vu en 2006 le moyen métrage de Nadav Lapid, La Petite Amie d’Emile (Ha-Chavera Shell Emile, tourné à Tel Aviv, avec le même acteur principal que Le Policier, Yiftach Klein) avaient découvert un cinéaste doté d’une écriture brillante, capable de construire sur une durée courte un récit sophistiqué mêlant humour, relation sentimentales et considérations personnelles et impertinentes sur la question juive, sous la triple influence de Ernst Lubitsch, Billy Wilder et Woody Allen (mémorable séquence de visite du musée de la Shoah). Le film avait été présenté hors compétition à la Semaine de la critique au Festival de Cannes. On retrouve les qualités de La Petite Amie d’Emile dans Le Policier, mais avec une tonalité beaucoup plus sérieuse et une assurance décuplée, qui correspondent à la gravité du projet.

Si Le Policier est l’aboutissement précoce du cheminement artistique de Nadav Lapid (précédemment auteur de courts métrages mais aussi d’un roman qui a inspiré le film), il s’inscrit également dans une généalogie de films modernes, une famille de films à la fois disparate et cohérente qui réunit aussi bien Mulholland Drive, Tropical Malady, Copie conforme et quelques autres, autant d’œuvres importantes du cinéma contemporain, puisant leur source dans Psychose et L’avventura (deux œuvres matricielles du cinéma moderne, réalisée la même année, 1960), qui se coupent en leur milieu ou enregistrent la mutation, le dérèglement ou la crise de la narration classique. Ce syndrome du « film coupé en deux », Le Policier l’utilise à des fins dialectiques, en organisant de manière très rigoureuse un pli qui survient un peu avant la moitié du récit, et propose un second départ, d’abord imprévisible et inattendu, mais qui consiste en fait à la répétition symétrique sous une nouvelle forme de la première partie. Les premières quarante minutes du Policier suivent l’existence d’un policier et ses collègues, appartenant à une unité d’élite des troupes antiterroristes. Surentraînés, voués corps et âme à l’état d’Israël, ce sont des machines humaines parfaitement huilées que le cinéaste observe non sans ironie dans une existence sans hasard où tout est organisé selon des rituels virils. Lapid s’intéresse en particulier à Yaron (Yftach Klein), sorte de prototype du surhomme juif qui ajoute à son investissement moral et physique total pour Israël une passion pour sa mère et une touche de narcissisme qui en font un personnage de cinéma fascinant. Sa femme attend un bébé et il effectue devant elle une danse nuptiale à moitié nu pour lui exprimer sa force et sa fierté. Plus tard, lors d’un barbecue entre amis policiers il s’admire dans une glace portant un enfant, comme pour se préparer esthétiquement à sa future paternité, avant de participer à des joutes où les copains s’empoignent devant le regard amoureux et excité de leurs femmes, parodie réaliste du machisme sioniste qui n’est pas sans rappeler le génial  Rien que pour vos cheveux (Don’t Mess with the Zohan), sur le même thème du superman juif. Le culte de la force, mentale et physique et de la bonne santé s’exprime lors de l’épisode narratif central de cette première partie. Un des hommes du commando est atteint d’une tumeur au cerveau. Terriblement amaigri et affaibli, il ralentit le groupe dans ses exercices et compromet ses objectifs de perfection et de performance. Puisque sa mort prochaine est certaine, ses supérieurs hiérarchiques et Yaron lui proposent d’assumer la responsabilité de la mort de civils palestiniens lors d’une opération, pour éviter à ses camarades des poursuites judiciaires. Le corps malade, de même que le corps étranger (l’Arabe) doit être neutralisé, et éliminé s’il le faut pour préserver la puissance sans faille d’Israël.

Le Policier (2011)

Le Policier (2011)

Cette première partie observe avec un détachement ironique la vie quotidienne de ceux qui sont les bras armés d’une violence d’état. Une séquence de transition (la destruction silencieuse d’une voiture par une bande de punks) montre dans toute son horrible banalité la violence anarchique. La deuxième partie met en scène une hypothèse de violence révolutionnaire en Israël. Dans tous les cas, le réalisateur n’envisage de parler de son pays que sous l’angle de la violence, ontologiquement liée à Israël. La deuxième partie, totalement déconnectée de la première (avant le dénouement final) entretient avec cette dernière un rapport de symétrie. Au groupe de policiers prolétaires amoureux de leur pays se substitue un groupe de jeunes bourgeois haineux, écœures par la société israélienne et qui veulent dénoncer les injustices sociales par un coup d’éclat terroriste. Les policiers criaient leur amour inconditionnel à Israël dans le désert après une course de vélo (« c’est le plus beau pays du monde ! »), les apprentis terroristes s’entraînent au tir sur un olivier, déchargeant leurs armes et leur haine sur un symbole de paix et de justice. Une jeune femme, Shira, amoureuse en secret de leur leader, Nathanael, se détache du groupe par sa pureté et son fanatisme. Jeunes, beaux, riches, révoltés, ce sont les cousins des personnages du Diable probablement et de La Chinoise. Mais la symétrie est vite brisée par le dérèglement de la fiction. La violence d’état fonctionne à plein régime, tandis que la violence révolutionnaire, qui n’existe pas (encore ?) en Israël, s’enlise dans une spirale d’échec et de mort. Dans le dernier plan du film, le policier Yaron observe en silence le visage agonisant de Shira, touchée par ses balles. A quoi pense-t-il ? Pour la première fois, l’ennemi à abattre n’est pas arabe mais juif. Quelque chose vient de se briser. Des pensées confuses, complexes et contradictoires traversent son esprit. Et si cette belle jeune femme à terre était sa propre fille, que son épouse doit mettre au monde dans les prochaines heures ? Ce qui sépare finalement les deux parties du film, c’est leur valeur de réalité. Ce que décrit Lapid dans la chronique de la vie des policiers est de l’ordre du documentaire. Ce qu’il invente dans la seconde partie est de l’ordre du fantasme, un cri de colère contre le gouvernement. De la science-fiction qui pourrait devenir fiction. Le film a pris lors des semaines suivant sa première projection au Festival de Jérusalem (où il a obtenu trois prix) une troublante dimension prophétique avec la vague de protestation et de manifestation des jeunes israéliens qui ont envahi les rues du pays, criant les mêmes slogans que Shira à la fin du film : « Policiers, vous n’êtes pas nos ennemis. Policier, vous aussi êtes opprimés ». En Israël, ce film politique exceptionnel est donc devenu l’étendard d’une jeunesse en colère contre un gouvernement qu’elle exècre. Ailleurs dans le monde, Le Policier pourrait aussi impressionner pour autre chose que la beauté glaçante de sa mise en scène. (Ce texte a été précédemment publié en anglais dans la revue canadienne Cinemascope, n°48, automne 2011)

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