Olivier Père

Le phénomène Hitoshi Matsumoto à la Cinémathèque française

Vendredi 23 mars le légendaire « cinéma bis » de la Cinémathèque française consacrera sa soirée au génial cinéaste japonais Hitoshi Matsumoto (photo en tête de texte dans son film Symbol) avec non pas deux comme c’est la coutume mais trois films. Normal puisque Matsumoto a réalisé trois films pour le cinéma. Ce triple programme sera constitué de l’avant première de Saya Zamurai (qui sortira dans les salles françaises le 9 mai, distribué par Urban) à 19h (après l’habituelle introduction délirante/savante du maître de cérémonie Jean-François Rauger), Symbol (Shinboru) à 21h et Big Man Japan (Dai-Nihonjin) à 23h. Le vrai cinéaste visionnaire à découvrir d’urgence à la Cinémathèque, c’est lui !

Big Man Japan (2007)

Big Man Japan (Dai-Nihonjin) (2007)

A ne pas rater, car les occasions sont rares de voir un film de Matsumoto sur grand écran en dehors du Japon, raison de plus les trois à la suites (je pense qu’il s’agit d’une première mondiale.) Hélas Matsumoto ne sera pas présent à la soirée, mais il aura fait auparavant un tour par le Festival de Deauville-Asie où Saya Zamurai a été présenté en compétition.

Big Man Japan

Big Man Japan (Dai-Nihonjin)

J’ai été le premier à montrer le travail de Matsumoto en dehors du Japon, en 2007, en proposant la première mondiale de Dai-Nihonjin, son premier long métrage de cinéma, à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes. J’avais découvert le film un peu par hasard, en DVD, au moment des visionnements de présélection. Mon enthousiasme avait été immense, au point de montrer le film à un ami extérieur à mon équipe, le critique de cinéma et directeur de la programmation de la Cinémathèque française Jean-François Rauger (déjà lui.) Nous avons vu le film deux fois dans la même soirée, sidéré par l’humour et l’inventivité du film. J’avais déjà vu quatre fois le film avant sa projection officielle à Cannes, ce qui n’arrive d’habitude jamais. En revanche, j’avais du imposé le film contre l’avis général de mon comité de sélection qui l’avait détesté. Beaucoup de spectateurs avaient été dérouté par Dai-Nihonjin lors de la première projection cannoise, mais ensuite le film était devenu un phénomène de culte, distribué en DVD aux Etats-Unis et invité dans de nombreux festivals. La même chose s’est reproduite deux ans plus tard avec Symbol.

Saya Zamurai

Saya Zamurai

Devenu directeur artistique du Festival del film Locarno, lorsque j’ai su que Matsumoto préparait un nouveau film, je lui ai immédiatement témoigné mon intérêt pour une projection sur la Piazza Grande. La découverte de son troisième film, Saya Zamurai, peut-être son meilleur et son plus accompli, m’a conforté dans l’idée de poursuite mon travail de promotion d’une œuvre et d’un créateur que je considère comme le plus original du cinéma contemporain. L’accueil triomphal de Saya Zamurai en première internationale à Locarno lors de l’édition 2011, adoré tant par la critique que le public, et accompagné de la projection de ses deux films précédents, a enfin consacré Matsumoto auprès du public occidental. C’est une immense joie pour nous et le résultat d’une certaine obstination à vouloir partager avec le plus grand nombre notre admiration pour un artistique unique. Inconnu des 8000 spectateurs de la Piazza Grande, il a fallu pourtant un seul mot (en italien) à Matsumoto pour conquérir le public : « Ottimo »  (« excellent ») associé à plusieurs emblèmes à la Suisse (Locarno, le festival, la Piazza Grande, la fondue, DJ Bobo) et à son propre film lors de son discours de présentation, accompagné de son « acteur » Takaaki Nomi et la petite actrice Sea Kumada, dix ans et déjà trois films, sans doute une des plus brillantes interprétations d’enfant de ces dernières années.

Mais qui est Hitoshi Matsumoto ?

Hitoshi Matsumoto est né le 8 septembre 1963 à Amagasaki, sur la baie d’Osaka. Humoriste aux multiples talents (acteur, chanteur, réalisateur, écrivain et animateur de spectacles télévises), il fait ses débuts à la télévision en 1982 et accède à la gloire sous le pseudonyme de « Matchan », souvent aux côtés de Masatoshi Hamada avec lequel il crée le duo comique « Downtown », un peu à la manière de son prédécesseur Takeshi Kitano, qui lui aussi commença sa carrière comme amuseur à la télévision sous le nom de « Beat » Takeshi. Mais la comparaison s’arrête là. Kitano s’est épanoui dans le film de yakuza violent et l’envolée poétique, sans renier les gags agressifs de ses débuts. Matsumoto pratique un humour absurde et distancié, parfois enfantin. Le masque impassible et fatigué qu’arbore son visage en fait un héritier nippon de Buster Keaton. Mais ses délires visuels et narratifs le placent davantage dans la lignée des surréalistes (Salvador Dalì en particulier) voire des artistes du pop art (Andy Warhol) ou de la bande dessinée, bousculant sans cesse les limites, les règles et les frontières du cinéma, au sein de l’industrie commerciale du divertissement. De son propre aveu, Matsumoto ne s’inspire de personne, ne voit pas les films des autres. Chaque idée de scénario, chaque concept de film naît de sa seule imagination fertile, et il se demande lui-même combien de longs métrages il pourra encore inventer de la sorte.

Hitoshi Matsumoto a fait ses débuts dans la réalisation en 2007 avec Dai-Nihonjin, gros succès au box office japonais.

Ce film à nul autre pareil, entouré du plus grand secret au moment de son tournage et avant sa sortie au Japon, propose un concept inédit de comédie. C’est le propre du cinéma de Matsumoto d’inventer à chaque film une forme cinématographique nouvelle et de l’expérimenter. Dai-Nihonjin commence comme un documentaire, dans le style cinéma vérité, qui suit la morne existence d’un pauvre hère en voie de clochardisation. L’homme répond timidement aux questions du caméraman sur sa vie, son divorce et ses problèmes de voisinage lorsque son téléphone portable sonne. L’homme déclare qu’il doit immédiatement se rendre à son travail et invite l’équipe de reportage à le suivre. Nous atterrissons dans un hangar où l’homme, attendu par une équipe de scientifiques et de militaires, se transforme sous l’effet d’une puissante décharge électrique en super héros géant (le « Dai-Nihonjin » du titre, littéralement « Le Grand Japonais »), surhomme national chargé de défendre le pays des attaques répétées de monstres extraterrestres, tous plus grotesques les uns que les autres. Ses échecs et gaffes à répétition vont remettre en question son statut de sauveur et en faire au contraire un super héros impopulaire, sorte de honte nationale, et l’enfoncer dans sa dépression chronique. Le film devient alors une parodie désopilante des « Kaiju Eiga », les films de grands monstres popularisés par la série des « Godzilla » et autres « Rodan » ou « Gamera » des années 50 à nos jours, et reposant sur le cauchemar nucléaire d’Hiroshima et ses multiples traumatismes écologiques et psychologiques. Dai-Nihonjin, découpé en plusieurs chapitres, alterne ensuite les mésaventures du Grand Japonais dans sa vie quotidienne et ses duels avec des créatures destructrices aux formes absurdes, qui troublent l’ordre et semant la panique par leurs comportements violents ou libidineux. Le film devient aussi une satire de la célébrité médiatique et du nationalisme japonais, lorsqu’un des monstres débarque tout droit de la Corée du Nord avec des intentions belliqueuses. Inventer la vie privée misérable d’un super héros, et le présenter comme un caractère asocial, voilà une idée qui sera reprise quelques années plus tard dans le film hollywoodien Hancock de Peter Berg avec Will Smith, sans que l’emprunt à Dai-Nihonjin ne soit revendiqué. Depuis, un remake officiel du film est en préparation chez une major hollywoodienne, avec Matsumoto comme conseiller artistique, mais aucun cinéaste n’a encore été attaché au projet. Esthétiquement, le film original devient un chef-d’œuvre, et même un manifeste d’un nouveau cinéma hétérogène, symptomatique des tendances modernes du cinéma, capable d’accueillir dans la même histoire différentes formes et  plusieurs genres cinématographique, dans un mariage détonnant de documentaire et de science-fiction, de comique et de pathétique, d’effets spéciaux numériques et de captation pure du réel.

Hitoshi Matsumoto dans Symbol (2009)

Hitoshi Matsumoto dans Symbol (2009)

En 2009, Matsumoto a signé son deuxième long métrage, Shinboru (Symbol), qui a été présenté dans de nombreux festivals internationaux, dont Toronto, Pusan et Rotterdam. Plus fou et surprenant que Dai-Nihonjin (comment est-ce possible ?), Shinboru invente une forme de film concept encore plus radicale, qui emprunte une nouvelle fois aux jeux vidéo et à l’art surréaliste (narration par niveaux successifs, imaginaire poétique foisonnant). Cette fois-ci Matsumoto est la victime d’un dispositif piège, personnage anonyme en pyjama prisonnier d’une chambre blanche aux murs tapissés d’interrupteurs en forme de petits sexes masculins (!) Chaque pression sur un « interrupteur » va déclencher un gag, une apparition, un danger, une histoire devant un Matsumoto spectateur acteur de son propre film, passant d’une chambre à une autre dans l’espoir de trouver la porte de sortie. Totalement imprévisible, le film se conclut sur une image métaphysique, avec un écho à l’apocalypse, obsession du cinéaste qui dans Symbol s’est fait la tête du chef d’une secte religieuse japonaise ayant défrayé la chronique à cause d’attentats criminels. Tandis que Dai-Nihonjin faisait l’apologie d’un cinéma impur, perméable à toutes les intrusions esthétiques et narratives, Shinboru est un exemple rare de cinéma pur et de comédie expérimentale, un bloc conceptuel à la fois proche des audaces du cinéma burlesque muet et des installations intellectuelles de l’art contemporain.

Saya Zamurai

Saya Zamurai

Le troisième film de Hitoshi Matsumoto s’intitule Saya Zamurai. Pour la première fois, Matsumoto s’attaque à un des genres les plus populaires et codifiés du cinéma japonais, le film de samouraïs, régulièrement soumis à de nouvelles variations postmodernes ou néoclassiques (chez Kitano ou récemment Takashi Miike par exemple.) Kanjuro Nomi est un samouraï sans sabre, répudié par tous et errant misérablement sur les routes avec sa fille depuis qu’il a refusé de combattre et abandonné son maître.
Tombé entre les mains d’un seigneur aux désirs excentriques, il doit relever un défi cruel. Il a trente jours pour provoquer un sourire sur le visage mélancolique d’un petit prince, à raison d’une tentative quotidienne durant des festivités. S’il échoue, il sera condamné à se faire « seppuku », soit un suicide rituel par éventration au sabre. Matsumoto reste fidèle à son humour absurde et à son goût de la construction en sketches, mais il décide d’adopter le registre du film pour enfants, avec une belle relation entre un père et sa fille, cruelle et inversée, et même du mélodrame, avec une fin très émouvante. Après la dérision et la sidération, place à l’émotion. On pense cette fois-ci à Jerry Lewis, le clown qui voulait faire pleurer. Cela n’empêche pas des scènes hallucinantes à la limite du bon sens et du bon goût qui évoquent parfois un Jackass en costumes. C’est aussi la première fois que Matsumoto ne joue pas dans un de ses films, préférant confier le rôle principal du samouraï sans sabre à un acteur non professionnel, Takaaki Nomi, pauvre ère découvert à l’occasion de ses émissions de télévision où il s’amuse avec des personnes choisies dans la rue. Plus classique en apparence que les deux précédents films de Matsumoto, mais aussi plus accompli sur le plan formel, Saya Zamurai n’en demeure pas moins un projet fou, dans sa conception et sa réalisation, puisque Takaaki Nomi, ignorait qu’il jouait dans un film pendant la moitié du tournage. OTTIMO !

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