Olivier Père

Rétrospective Tim Burton à la Cinémathèque française

Mars attacks! de Tim Burton (1996)

Mars attacks! de Tim Burton (1996)

La rétrospective et l’exposition Tim Burton à la Cinémathèque française, du 7 mars au 13 avril, vouées à un immense succès, nous offrent l’occasion d’évaluer à sa juste valeur l’œuvre de Tim Burton, ses qualités et ses faiblesses de cinéaste, sa fidélité à certains thèmes, une trajectoire hollywoodienne où cet amoureux du cinéma fantastique est passé du statut d’anomalie sympathique et bricoleuse à celui de faiseur de blockbusters à prétentions artistiques.

Tim Burton est aujourd’hui un des rares cinéastes américains apparus dans les années 80 susceptibles de répondre au statut d’auteur, populaire de surcroît. Un tel terme peut paraître obsolète, pourtant les spectateurs sont nombreux à reconnaître et identifier la signature du cinéaste et l’adjectif « burtonien » a intégré le vocabulaire cinéphilique courant. Reste la question suivante : qu’est-ce qu’un auteur dans le paysage sinistré d’Hollywood, qui produit de plus en plus d’images et de moins en moins de films? Un créateur irréductible ou un artiste caméléon ? Un inventeur de formes cinématographiques, un styliste capable de résister au rouleau compresseur normatif du système industriel, pouvant sur le modèle des grands cinéastes de l’âge d’or des studios marquer une commande ou un film de genre du sceau de son génie? Ou bien le gardien attentif d’un univers singulier et d’obsessions intimes, creusant avec obstination le même sillon, en autarcie? Pendant une décennie, de son premier long métrage Pee Wee Big Adventure (1985) à Ed Wood (1994), Tim Burton a laissé penser qu’il pouvait réussir à être les deux, parvenant à concilier prodigieusement les exigences des studios et l’intégrité de sa vision, dans le registre galvaudé du fantastique merveilleux. Le tout armé d’un talent original, avec un mélange de modestie et de pugnacité qui forçait le respect. Cet exploit fut possible grâce au succès inattendu de Pee Wee Big Adventure et Beetlejuice (1988) confirmé par le triomphe commercial de Batman (1989), une expérience périlleuse dont il sort vainqueur. Burton gagne la confiance des studios, ce qui lui offre l’opportunité de se consacrer à des projets très originaux. Il réalise Edward aux mains d’argent (1990), produit L’Etrange Noël de Monsieur Jack (1993), et signe une suite plus personnelle des aventures de l’homme chauve-souris. Dans Batman, le défi (1992), supérieur à l’original, Burton offrait la vedette aux ennemis de Batman, Catwoman et le Pingouin, créatures poétiques, belles et monstrueuses chères au cinéaste de Beetlejuice. L’intérêt du cinéma de Burton, hormis talent pour l’invention d’univers gothiques et de bestiaires fantastiques, réside en effet dans cette sensibilité juvénile et rebelle, cette phobie du conformisme et de la « normalité » qui en ont fait le cinéaste élu des adolescents du monde entier, le poète des « freaks », marginaux, parias. Un des plus beaux films de Burton, Edward aux mains d’argent, organisait ainsi la rencontre fortuite du cinéma de Nicholas Ray et de Jean Cocteau. Le personnage d’Edward, créature inachevée et orpheline, se situait entre la figure du rebelle malgré lui (Johnny Depp en néo James Dean) et de l’ange aux ailes coupées blessé par la dureté du monde. Le thème coctaldien de l’angélisme traverse l’œuvre de Burton, au même titre que ceux de la fuite vers le rêve, de la défiance envers toute forme d’organisation sociale, et de la filiation problématique. Burton est un ciné fils, qui s’est choisi des maîtres hors normes, petits papes de la contre-culture et de la série B (Mario Bava, Roger Corman, Russ Meyer, Nathan Juran, Terence Fisher) et un vrai père de substitution, l’acteur Vincent Price auquel il dédia un superbe court métrage d’animation (Vincent) et offrit le dernier rôle, ô combien symbolique du savant qui crée Edward avant de mourir dès la fin du générique. Vincent Price était un prince du film d’horreur, un acteur excentrique, cultivé et délicieux, dont la diction onctueuse et la silhouette inquiétante ont traversé l’histoire du cinéma américain, de Mankiewicz et Preminger aux films d’exploitation des années 70. Tim Burton se souviendra de sa relation amicale avec le grand acteur vieillissant lorsqu’il filmera celle, plus pathétique mais tout aussi intense, qui unit le jeune Ed Wood et son idole Bela Lugosi, l’inoubliable Dracula des années 30 ayant sombré dans l’oubli et la drogue vingt ans plus tard. Ed Wood est à ce jour le chef-d’œuvre de Tim Burton, un projet qui entre les mains d’un amoureux sincère du cinéma et de ses artisans les plus obscurs ou maladroits évite tous les pièges de son sujet.

Ed Wood de Tim Burton (1994)

Ed Wood de Tim Burton (1994)

Ed Wood fut le réalisateur malchanceux d’une poignée de séries Z mises en scène en dépit du bon sens, avec un manque de moyens et de professionnalisme inversement proportionnels à l’enthousiasme et à la passion de leur auteur. Mort dans la pauvreté et l’anonymat, au terme d’une carrière absolument ratée, Ed Wood connut une gloire posthume en étant élu « plus mauvais réalisateur de tous les temps », et ses films Glen or Glenda et Plan Nine From Outer Space devinrent l’objet d’un culte fervent chez les amateurs de nanars. On peut déceler dans les films d’Ed Wood une forme naïve d’art brut, mais c’est hélas au nom du kitsch et de la dérision débile que ses films sont devenus célèbres. Tim Burton refuse de rire avec les petits malins de la cinéphilie déviante et son film élude toute forme de moquerie ou de cynisme. Ed Wood, dans cette biographie réinventée qui ne recherche pas l’exactitude mais la vérité, devient l’archétype de l’artiste prêt à surmonter tous les obstacles pour réaliser ses rêves. Pour la première fois les contingences du réel entre en jeu dans le monde de Tim Burton, même si celui-ci oriente son film vers le conte de fée (la rencontre avec Orson Welles, l’apothéose finale et fantasmée). Ed Wood est une biographie en forme d’autoportrait, un hommage à un cinéaste incompétent et honnête, un homme sympathique et cinglé, travesti et hétérosexuel, à la tête d’une troupe de tocards et de farfelus tout aussi émouvants. Sur le plan artistique, Ed Wood est une réussite absolue. Le moindre comédien est parfait et Martin Landau dans le rôle de Bela Lugosi livre une composition inoubliable. Burton prouve qu’il est un directeur d’acteur extraordinaire (une qualité qu’il oubliera sur le tournage de La Planète des singes) et que ses talents de cinéaste ne se résument pas à la gestion d’effets spéciaux ou de budgets gigantesques. Tim Burton se distingue d’ailleurs de ses collègues habitués aux films de genre ou aux productions spectaculaires par son inaptitude à filmer des scènes d’action ou de violence, toujours très approximatives et sans ampleur (voir les Batman ou La Planète des singes encore). Cela ne l’intéresse visiblement pas du tout. Burton se concentre dans ses films sur ses personnages, interprétés par des acteurs déguisés ou maquillés, et accorde autant de soin à leur psychologie qu’à leur apparence (l’une étant toujours la conséquence de l’autre, et vice-versa).

Après Ed Wood Burton s’est orienté vers des projets assez rassurants qui l’enfermèrent de plus en plus dans son propre univers, et en dessinèrent assez vite les limites. Tournant le dos au réalisme, au monde contemporain, soulignant son image de rêveur irrécupérable, Burton tourna un pastiche de films de SF paranoïaque extrêmement brillant, avec une dimension satirique proche du Docteur Folamour de Stanley Kubrick (Mars Attacks! en 1996), un conte gothique avec Johnny Depp (Sleepy Hollow en 1999) et un remake impersonnel d’un classique de la science-fiction (La Planète des singes en 2001).

Avec Sleepy Hollow – la légende du cavalier sans tête Tim Burton signe un beau livre d’images, mais dédaigne son histoire et ses personnages. Seule l’atmosphère visuelle compte, composée de citations du cinéma fantastique gothique de la Hammer et de Mario Bava. Adaptant un récit extrêmement populaire aux États-Unis, véritable classique du patrimoine littéraire et culturel américain, peu connu en Europe (« La légende de Sleepy Hollow » de Washington Irvin), Tim Burton retrouve son acteur fétiche Johnny Depp et assouvit son goût pour les univers fantastiques recréés de toutes pièces. En 1799, une communauté de la Nouvelle-Angleterre vit dans la terreur depuis que plusieurs de ses membres sont retrouvés décapités, et leurs têtes volées. Un jeune policier new-yorkais qui ne croît ni aux légendes ni aux fantômes mène l’enquête et tente d’apporter à ces mystérieux meurtres une explication rationnelle. Le film illustre le combat entre les lumières de la raison et les ténèbres des superstitions, et montre les balbutiements de la police scientifique, annonciateurs du monde moderne. Ceci dit, le film se révèle répétitif et sans passion.

On aimerait que Tim Burton abandonne son cinéma référentiel pour des projets plus risqués. On accusait Tim Burton de mettre en sourdine son inspiration visuelle dans La Planète des singes, voilà qu’on lui reproche aussi exactement le contraire. Il n’y a pas un plan dans Sleepy Hollow, ni même un acteur ou un décor qui ne porte la signature du cinéaste, cinéphile nostalgique du cinéma d’horreur des années 60. Voilà la limite du projet cinématographique de Tim Burton : il a déjà fait le tour de ses rêves et de ses amours de spectateurs, il serait temps qu’il se coltine au réel, que son cinéma prenne un peu l’air.

Sur un autre registre, La Planète des singes déçoit : après être passé entre bien des mains (Oliver Stone, James Cameron, Chris Colombus), le remake de La planète des singes échoit à Tim Burton, qui n’en fait pas grand-chose.

On se souvient que le jeune Tim Burton était parvenu à transformer la superproduction Batman (et surtout sa suite) en film personnel, malgré la pression des studios et le contrôle de la star Jack Nicholson. Desservi par un scénario médiocre et des acteurs peu concernés, Burton ne réitère pas cet exploit avec la nouvelle version de La Planète des singes. Il livre un blockbuster certes plus agréable à regarder qu’une production anonyme, mais où l’on peine à retrouver la poésie et l’inventivité du cinéaste rêveur.

Les efforts ornementaux ne sont pas exempts de mauvais goût. Le village des singes fait penser à L’Aventure des Ewoks et les costumes des humains évoquent les haillons d’une communauté de hippies préhistoriques. La surcharge décorative ne rend que plus gênante l’absence d’idée de mise en scène, le manque de conviction ou de professionnalisme des comédiens. Mark Wahlberg est inexistant, Estella Warren moins bonne que dans Driven. Seul Tim Roth semble avoir conscience qu’il joue dans un film de Tim Burton, et compose – dans le vide – un personnage inoubliable de chef de guerre simiesque hanté par sa haine des humains. On savait Burton peu concerné par les mouvements de foule, les scènes à grand spectacle ou la mise en scène de l’action, mais il se surpasse avec la bataille finale qui est totalement bâclée. Ceux qui s’attendaient à une vaste fresque de science-fiction regrettèrent le film original de Franklin J. Schaffner, sans génie mais musclé, ceux qui cherchaient la signature de Tim Burton furent plus désappointés encore. Celui-ci s’est absenté de son film.

A chaque fois, le surlignage des signes de reconnaissance, ou au contraire leur atténuation consensuelle déçoivent et donnent l’impression que le cinéaste tourne en rond, prisonnier d’un champ artistique trop restreint. La veine du merveilleux n’est pas inépuisable, ê moins de faire de chaque film une subtile variation du précédent. Les admirateurs d’Ed Wood attendaient qu’il décide enfin à prendre des risques, à aborder un vrai sujet qui lui permette d’enrichir sa palette d’émotions nouvelles. Ce fut le cas avec Big Fish, le film le plus intéressant (malgré son ratage) de Burton depuis Ed Wood. Big Fish reprend la conversation interrompue entre Burton et les admirateurs d’Ed Wood, après une parenthèse guère enchantée de trois films, mais aussi, il nous semble, le monologue intérieur de Burton avec ses propres films et son petit monde fantasmagorique. Big Fish présente les symptômes d’un film miroir. Il renvoie une image inversée de l’univers si reconnaissable de Burton et entretient des rapports étroits avec Ed Wood. Big Fish s’impose aussi, avec peut-être trop d’évidence, comme le film de la maturité et du passage du statut de fils à celui de père. La relation qui unit le père mourant et le jeune homme est cette fois-ci organique, mais aussi plus compliquée car pas uniquement vécue sur le mode de l’admiration. Le fils écrivain, bourgeois et rationnel rejette la personnalité fabulatrice de son père qui a brodé ê partir d’événements réels une saga orale d’aventures extraordinaires dignes d’un film de Tim Burton première période. Cela n’a pas empêché le vieil homme de concrétiser ses rêves de bonheur conjugal et de réussite professionnelle dont la normalité absolue tranche avec l’inadaptation pathologique des héros précédents du cinéaste. On peut considérer Big Fish comme un éloge du conformisme, une rêverie confortable dans laquelle la folie douce du personnage est acceptée par tous et compatible avec les clichés de la « success story » à l’américaine (épouse aimante, pavillon de banlieue et promotion sociale à la clé). L’intérêt du film réside dans son mélange de féerie et d’attention au monde. Burton montre les effets de la crise économique sur le paysage (exode rural, villes fantômes) et les mentalités. Il plane sur Big Fish l’ombre de La vie est belle de Capra (encore une histoire d’ange!), film matriciel qui n’en finit pas d’inspirer les cinéastes américains. L’univers rose bonbon du début s’assombrit et le héros représentant de commerce se transforme en témoin de l’évolution négative des Etats-Unis. Paradoxalement, le film est plus réussi dans ses passages « réalistes » que dans ceux qui proposent un dernier tour de piste dans l’univers de Tim Burton. Les scènes dans le cirque, par exemple, ne font pas oublier le très bel hommage que Burton avait rendu à Fellini et Nino Rota dans Pee Wee Big Adventure, et le géant et les sœurs siamoises font un peu tapisserie. Souvent accusé d’être un cinéaste ornemental, plus préoccupé par les décors et les accessoires que par la mise en scène, Burton livre un film étonnamment terne sur le plan visuel, dont la photo chichiteuse tranche avec le baroquisme chatoyant des Batman ou bien sûr le noir et blanc somptueux d’Ed Wood. Malgré ses scories Big Fish est un film attachant qui démontre que Tim Burton n’a pas perdu sa croyance dans le cinéma et son désir de raconter des histoires (surtout d’amour), sans aucune tentation du second degré. La tentative ambitieuse de greffer dans un même film le roman familial, la mythologie américaine et les contes à dormir debout de Tim Burton se solde par un demi-échec, nettement plus audacieux que Sleepy Hollow (une réussite esthétique, mais vaine). On ne pouvait douter de la sincérité de Tim Burton, de son engagement personnel dans un film comme Big Fish, qui traduisait sa propre vision du romantisme. Son statut de cinéaste, entre résistance et intégration, goût de la marge et embourgeoisement, fidélité et ouverture, semblait indécidable.

Depuis, Tim Burton semble avoir lui-même tranché, mais pas du bon côté, avec des films aussi dispensables que Charlie et la chocolaterie, Les Noces funèbres (film de marionnettes qui est une resucée moins réussie que L’Etrange Noël de Monsieur Jack), une nouvelle version assez affreuse en 3D d’Alice au pays des merveilles, et en prévisions une adaptation d’une série télé des années 60 (Dark Shadows) et un remake de son propre court métrage de jeunesse, Frankenweenie. Le déclin de son acteur fétiche Johnny Depp, qui ne peut plus jouer que déguisé, réduit à sa propre caricature dans un cabotinage transformiste vraiment embarrassant, n’arrange pas les choses. A l’heure de l’embaumement culturel, du succès commercial et de l’aveuglement critique – il y en aura toujours pour le comparer à Federico Fellini – Tim Burton nous semble avoir sombré au contraire dans le cynisme hollywoodien, corps et âme, ses films ressemblants de plus en plus à des produits Disney extrêmement rentables auquel le cinéaste apporte sa patte visuelle et son univers reconnaissables entre tous. Mais Michael Bay et Jean-Pierre Jeunet possèdent aussi une « patte » et un « univers » très personnels.

Depuis dix ans, seul Sweeney Todd, le diabolique barbier de Fleet Street (2007) nous a paru digne du Burton que nous aimions. C’est un film vraiment très sombre, original et audacieux, avec des partis-pris de scénario et de mise en scène assez gonflés (il s’agit d’une tragédie musicale gore sur le thème de la vengeance) qui fait preuve d’un réel courage dans la production américaine récente.

Catégories : Actualités

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *