Mike Leigh présidera le jury de la prochaine Berlinale. En attendant, le ciné-club « Circolo del cinema Bellinzona », organisé par Michele Dell’Ambrogio, montrera tous ses films (réalisés pour le cinéma) dans plusieurs salles du Tessin, à partir du 12 janvier et jusqu’au mois d’avril. J’aurai le plaisir d’inaugurer cette rétrospective, organisée en partenariat avec le Festival del film Locarno et la Cinémathèque suisse, avec la projection de Bleak Moments au Teatro di Locarno (Kursaal) à 20h30 (entrée gratuite).
Mike Leigh et Locarno ont une histoire commune puisque le cinéaste britannique reçut le Pardo d’oro pour son premier long métrage, Bleak Moments, en 1972.
Mike Leigh est né en 1943 dans la banlieue de Manchester. D’abord auteur et metteur en scène de théâtre, il adapte en 1971 une de ses pièces à l’écran, Bleak Moments, pour ce qui deviendra son premier long métrage de cinéma. L’échec commercial du film contraint Leigh à retourner vers le théâtre mais aussi la télévision où il réalisera dix téléfilms entre 1973 et 1985, parmi lesquels l’excellent Meantime (1983) avec les très jeunes Tim Roth et Gary Oldman (empruntés aux films d’Alan Clarke, un autre très grand cinéaste britannique contemporain de Mike Leigh qui travailla presque exclusivement pour la télévision avant de décéder prématurément en 1990.)
Mike Leigh effectue son retour au cinéma avec High Hopes en 1988, produit par la télévision. Il accède rapidement à la reconnaissance puis à la consécration internationale avec les succès publics et critiques de Naked, Secrets et Mensonges ou Vera Drake qui remportent de nombreuses récompenses à Cannes et à Venise. Mike Leigh est aujourd’hui considéré comme l’un des plus importants cinéastes européens et un immense directeur d’acteurs, maître d’un certain réalisme social, contemporain ou historique, qui puise sa matière dramatique dans la vie quotidienne de la classe ouvrière ou des gens simples, dans la tradition du « free cinéma ».
Bleak Moments, les prémisses d’une œuvre
Premier film de Mike Leigh, Bleak Moments possède déjà toutes les qualités et les caractéristiques d’une œuvre cinématographique qui sera l’une des plus célébrés en Europe une quinzaine d’années plus tard. Tout semble déjà très en place chez Leigh qui a une longue expérience théâtrale avant d’entreprendre sa carrière cinématographique et télévisuelle. Cela explique sans doute la précision de sa direction d’acteurs, et les performances extraordinaires qu’il obtient de chacun de ses comédiens.
Les « bleak moments », ce sont littéralement les moments mornes, tristes, d’existences qui ne le sont pas moins, et qui constituent les moments « forts » du film, comme cette soirée interminable où une jeune femme attend en vain que son ami se décoince et se décide à l’embrasser, véritable morceau de bravoure et tour de force de la part de Leigh et ses comédiens qui plongent le spectateur dans un malaise et un inconfort qui devient presque comique. L’ennui, les troubles maniaco-dépressifs, la misère sentimentale et sexuelle accablent tous les personnages de Leigh dans son premier film. Dans la banlieue londonienne Sylvia est une secrétaire qui vit seule avec sa jeune sœur attardée mentale. Sylvia est séduisante et intelligente, mais elle souffre de sa solitude et échoue dans ses relations avec les hommes : ses ébauches de rencontres avec un voisin hippie bourré de tics, ou un prof d’une timidité maladive, encore plus névrosés qu’elle, ne lui seront d’aucun secours. Sa collègue de bureau, vieille fille hystérique qui vit avec sa mère invalide et acariâtre, est dans une situation encore plus désespérée qu’elle. Sans concession, brillamment mis en scène et interprété, le film de Mike Leigh est aussi un parfait représentant d’un esthétique de la laideur et du poisseux qui allait triompher dans le cinéma britannique du début des années 70, sans doute le moins « glamour » du monde. Et dans tous les domaines. Il suffit de se rappeler que c’est la même année que le débutant Leigh que deux cinéastes confirmés réalisèrent en Grande-Bretagne leur film le plus glauque : Alfred Hitchcock et Frenzy, Sidney Lumet et The Offence, tandis que des jeunes réalisateurs comme Pete Walker ou Norman J. Warren allaient réaliser à la même période des films d’horreur beaucoup plus « sales » et réalistes que ceux de la Hammer déclinante, souvent dans le même environnement urbain sinistre que les chroniques de Mike Leigh (banlieue, quartiers défavorisés, rase campagne), et avec des acteurs et actrices loin des canons esthétiques hollywoodiens (comme chez Mike Leigh aussi).
Another Year, un film somme
Le dernier film en date de Mike Leigh, réalisé en 2010, ressemble à l’aboutissement d’une œuvre. C’est le film d’un maître. Mike Leigh se trouve en pleine possession de ses moyens, avec une méthode qui fonctionne à plein régime. Cette méthode concerne surtout son travail très particulier avec ses comédiens, fait de répétitions et de préparation. Chaque personnage est créé en étroite collaboration avec les comédiens, une troupe d’acteurs fabuleux avec lesquels Leigh a l’habitude de travailler régulièrement. Presque tous les acteurs d’Another Year ont déjà fait des apparitions plus ou moins importantes dans les films précédents de Mike Leigh. Les amateurs de Mike Leigh sont donc en terrain connu. Il me semble qu’Another Year est l’un de ses films les plus passionnants. Il y a dans Another Year des choses qu’on a la certitude de voir et de comprendre mais aussi d’autres qui sont beaucoup plus complexes et ambigües et qui n’ont d’ailleurs pas toujours étés relevées par les admirateurs du film, nombreux au moment de sa présentation au Festival de Cannes et de sa sortie (à l’exception de Jean-Marc Lalanne dans « Les Inrockuptibles » et au « Masque et la Plume ».)
Another Year n’est pas un film sur la bonté ou sur la philanthropie mais au contraire sur le malheur, la souffrance, l’aliénation et la dépendance aux autres. La révélation du sens du film survient à la fin seulement, lors de sa magistrale dernière séquence. Le film est encadré par deux séquences, un prologue et un épilogue qui nous éclairent sur sa signification. Il débute sur le visage d’une femme d’un certain âge et dépressive (Imelda Staunton l’interprète principale de Vera Drake). Ce personnage va disparaître du film, on ne le voit qu’au début lors de deux scènes d’entretien. En gros plan, face à la camera, elle répond aux questions d’un médecin ou d’un psychologue. On perçoit la détresse d’une femme prisonnière d’une existence, d’une vie qu’elle voudrait changer mais c’est impossible. Cette impasse va être le sujet du film décliné sur plusieurs personnages, jusqu’à la scène finale où la camera s’attarde sur le visage bouleversant de Mary, interprétée par une actrice géniale, Lesley Manville.
Another Year est un film où les personnages secondaires sont les plus importants, en particulier celui de Mary, l’amie malheureuse du couple vedette formé par Tom et Gerri. Mary est le cœur du film et lui donne ses véritables sens et l’intérêt. Je pense que Mike Leigh en est parfaitement conscient, même si cela va à l’encontre d’une première impression de spectateur ou d’une vision superficielle du film. Dans un entretien publié dans la revue américaine « Film Comment » Mike Leigh semble en désaccord avec certaines théories ou opinions exprimées au sujet d’Another Year selon lesquelles le film montrerait finalement le couple de Tom et Gerri comme des personnages pas si sympathiques, philanthropes et bienveillants que cela. C’est pourtant ma lecture du film puisque ce bonheur n’est pas – en tout cas pour moi – un modèle. C’est plutôt un fonctionnement un peu mesquin, mais qui apparait comme un modèle et un refuge, comme un repaire pour les deux personnages en détresse du film – Mary et Ken, qui sont des amis de Tom et Gerri et qui s’accrochent à eux, admiratifs et envieux de cette vie de couple faite de complicité, de stabilité (Tom et Gerri sont mariés depuis vingt ans), d’équilibre. Cet équilibre est montré dans le film par l’intermédiaire du rythme de saisons, des activités de jardinage, qui offrent la vision d’une existence extrêmement réglée, ordonnée et harmonieuse.
Mais on peut aussi estimer que ce couple « parfait » adopte à certaines occasions une attitude très condescendante, presque méprisante et donneuse de leçons à l’encontre de ceux qui sont à la recherche du bonheur et de l’amour, qui souffrent de solitude, et dont la vie ressemble à un gâchis. Il y a chez eux une forme d’autosatisfaction et de complexe de supériorité dans ce besoin de fréquenter exclusivement des amis un peu paumés et même idiots, pour se mettre en valeur par rapport à eux.
Mary est désignée comme un personnage très énervant et mal élevé, qui s’incruste chez Tom et Gerri à la recherche d’un peu de chaleur humaine et de compréhension. Elle parle beaucoup et à besoin qu’on l’écoute. Et puis elle est alcoolique, comme Ken. L’alcoolisme n’est pas un des thèmes du film, mais un motif assez présent montré comme un palliatif à un manque affectif.
Il y a un basculement qui se produit au cours du film : celui d’une opposition entre un couple heureux, équilibré et puis des amis un peu à la dérive. On a aussi le droit de penser que le personnage de Mary est très chargé et même malmené par le scenario. Elle n’a vraiment rien pour elle, accablée par de nombreux défauts, par des problèmes caricaturaux qui la ridiculisent : son alcoolisme, son incapacité à réussir quoi que ce soit (vie de couple, vie sociale, conduire une voiture, trouver un appartement…)
Vers la fin du film, le basculement a lieu au moment de l’apparition de la fiancée du fils de Tom et Gerry. Mary qui le connaît depuis qu’il est adolescent est secrètement amoureuse de lui. Elle est très contrariée et déçue quand elle le voit chez ses parents, accompagnée d’une fiancée de son âge. La fiancée est montrée comme l’antithèse de Mary : une fille joviale, heureuse, mais plutôt vulgaire, ridicule, stupide. Elle va pourtant être immédiatement adoptée par Tom et Gerri, qui vont abandonner Mary au profit de la nouvelle venue. Mary est rejetée, méprisée, perçue pour la première fois comme un intruse lors qu’elle fait son habituelle apparition dans la maison sans avoir prévenu ses amis. Another Year devient un film sur la dépendance affective. Mary est totalement dépendante de Tom et Gerry. Quand la fiancée prend sa place, Mary n’existe plus. Mike Leigh pratique un cinéma psychologique mais aussi un cinéma de la cruauté. Mike Leigh montre la cruauté des rapports sociaux, des relations de domination et de pouvoir dans la vie de tous les jours. Another Year a été décrit comme une tranche de vie, une chronique, un film de la banalité et du quotidien, mais cela n’empêche pas Mike Leigh de parler de choses extrêmement fortes et importantes qui constituent le ciment des relations entre les hommes et les femmes.
Le personnage de Mary a donc été très malmené tout au long d’Another Year avec une très grande cruauté. Mike Leigh lui offre néanmoins le plus beau et ultime plan du film, où on la voit perdue dans ses pensées, où elle se rende compte qu’elle a complètement ratée sa vie, et qu’il n’y a aucun espoir que cela s’arrange.
Alors que le film est classique dans sa mise en scène, ce plan est très minutieusement réfléchi. Il y a un effort de composition de la part du cinéaste. Autour de la table du déjeuner réunissant Tom et Gerri, leur fils et sa fiancée, plus Mary, on écoute une conversation hors champ d’une grand banalité tandis que la caméra se fixe sur la seule personne qui n’y participe pas, Mary bien sûr. La seule question qu’on lui pose, sur un travail qu’elle a fait en Australie, la tourne en ridicule. En y répondant, elle se rende compte que sa vie est un immense ratage. Mary devient alors le personnage qui détient la vérité, la morale du film délivrée in extremis. La conclusion libère également cette ambigüité passionnante sur le « gentil » couple formé par Tom et Gerri. On se rend finalement compte que ce ne sont pas des gens si exemplaires que ça. Ils sont conformistes, mesquins, et même odieux lorsqu’ils choisissent d’écarter – et même d’écraser – Mary, le personnage le plus fragile, le plus faible mais aussi le plus bouleversant, le plus humain, dont on se sent soudainement si proche et si amoureux lorsque le film s’achève.
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