Olivier Père

Twixt de Francis Ford Coppola

Twixt, vingt-deuxième film de Francis Ford Coppola, le troisième réalisé en totale indépendance après un silence et une absence des plateaux de dix ans, confirme que désormais le cinéaste habite seul une région du cinéma qui est une véritable utopie, créée par lui et pour lui.
Trajectoire passionnante que celle de Coppola, qui réalise aujourd’hui les films qu’il aurait aimé mettre en scène dans sa jeunesse, comme si le triomphe inattendu du Parrain, appréhendé par le cinéaste comme une commande commerciale, avait dévié Coppola de sa trajectoire artistique et modifié, malgré lui, son destin.
Grâce aux deux Parrain couverts d’Oscars, Francis Ford Coppola, un des auteurs les plus importants du cinéma américain contemporain, a relancé la carrière vacillante de Marlon Brando, imposé les débutants Al Pacino et Robert De Niro avec les résultats que l’on sait, et confié à Lee Strasberg, directeur artistique de l’Actors studio, son premier rôle au cinéma. Devenu à 33 ans une star du Nouvel Hollywood, le cinéaste n’a jamais été avare d’anecdotes autobiographiques qui enrichirent sa légende personnelle : les souvenirs d’enfance d’où resurgissent la beauté de la mère et la musique du père, la polio qui contraindra le futur cinéaste à rester alité un an, l’incitant à cultiver son goût pour la rêverie, la lecture ou les marionnettes. Jeune intellectuel passionné par les sciences, Coppola suit le cursus de nombreux cinéastes de sa génération : passé l’université il entre dans le monde du cinéma par la petite porte de la série B, en filmant des « nudies », bandes naturistes ineptes, puis en travaillant pour Roger Corman sur des films d’horreur ou de science-fiction. Oscarisé pour le scénario de Patton en 1970, Coppola connaît la gloire très jeune grâce au Parrain (1972) et à sa suite (1974), puis aux deux Palme d’Or remportées au Festival de Cannes avec Conversation secrète (1974) et Apocalypse Now (1979). Coppola a répété qu’il détestait les films de gangsters et que le triomphe du Parrain avait en quelque sorte pesé sur sa carrière comme un fardeau, qu’il avait d’abord entrepris Apocalypse Now pour obtenir un succès commercial facile qui lui permettrait de financer des films plus ambitieux et artistiques. Adepte de la politique du crabe, le cinéaste prendra l’habitude d’accepter les commandes bien payées dans l’espoir de créer ensuite des œuvres personnelles. Coppola avoue que cette façon de penser n’était peut-être pas la bonne, comme le confirme l’impasse dans laquelle il s’est trouvé au milieu des années 80, obligé d’accepter des films commerciaux (avec des résultats presque immanquablement magnifique, car c’est un grand metteur en scène, son Parrain 3ème partie ou son Dracula le prouvent) pour rembourser les dettes contractées après la faillite de son propre studio, American Zoetrope. Hollywood n’a pas pardonné à Coppola son génie et son ambition de révolutionner le cinéma. Après son superbe et méconnu L’Idéaliste d’après John Grisham (1997), il décida de ne plus mettre en scène de film et de s’occuper uniquement de production, et cela semblait contenter tout le monde. Ses admirateurs l’avaient statufié vivant et l’intéressé, qui avait entre-temps fait fortune grâce à ses vignes en Californie, n’était pas en manque d’excuses pour reporter son retour derrière la caméra. Après les zigzags d’une carrière frénétique, puis le silence, Coppola avançait à reculons. Se profilait alors l’ombre du modèle de Coppola, Orson Welles, l’autre grand génie de l’échec du cinéma américain, transformé en amuseur public et en légende vivante. Et lorsque l’ex wonder boy en retraite anticipée, devenu gourou de toute une génération d’étudiants, de cinéastes et de cinéphiles, dispensait la bonne parole sur l’art et la création, on ne pouvait s’empêcher de penser à un autre visionnaire réduit à l’impuissance, Abel Gance. Pourtant, aucune impuissance chez Coppola, juste la patience d’attendre le moment juste. En revenant au cinéma avec Youth Without Youth en 2007, Coppola prend tout le monde, y compris ses plus fervents admirateurs, au dépourvu. Il fait exactement ce qu’il disait vouloir faire depuis dix ans et réussit ce qu’aucun cinéaste maudit, Welles, Ray, Gance – faillite oblige – n’avait pu faire avant lui : réaliser les films de ses rêves, grâce à sa seule richesse personnelle à une échelle qui soit à la fois industrielle (des longs métrages distribués dans le monde entier, avec des acteurs connus) et expérimentale (ce sont des essais technologiques et artistiques aux scénarios anti conventionnels que personne n’aurait voulu produire, même hors du système hollywoodien.)

Coppola s’est toujours rêvé en cinéaste visionnaire et expérimentateur, sur le modèle d’Orson Welles et d’Abel Gance, de Kurosawa ou de Fellini. C’est lui qui dès le début des années 80 et avant tous les autres avait prophétisé l’avènement de la vidéo et du cinéma numérique, au sortir du tournage dantesque d’Apocalypse Now. S’il est parvenu à mettre en scène des films géniaux d’ambitions diverses au sein du système hollywoodien, au prix de nombreux combats et de plusieurs faillites, Coppola a toujours voulu être un créateur indépendant, n’obéissant qu’à ses propres désirs. Paradoxalement, c’est sa fortune personnelle acquise grâce à ses vignes et ses hôtels qui lui permet de financer ce retour au cinéma, un des plus singuliers et originaux de l’histoire. Youth Without Youth (2007), tourné en Roumanie avec Tim Roth d’après une nouvelle de Mircea Eliade, conte philosophique sur le thème de la connaissance et de la jeunesse éternelle qui n’était pas sans relation avec son Dracula, avait permis à Coppola d’expérimenter pour la première fois un tournage léger en numérique, avec un travail très expressionniste sur l’image, proche d’un cinéma des origines. Tetro, tourné à Buenos Aires en noir et blanc, avec Vincent Gallo, était un drame familial baroque et lyrique où Coppola évoquait la figure paternelle et la création artistique en incluant de nombreux éléments autobiographiques.

Twixt, tourné en Californie, non loin de la maison de Coppola, est un retour en Amérique (et ses mythologies) mais aussi un retour aux sources cinématographiques. Coppola a débuté avec Roger Corman, bricolant des scénarios et des bouts de films pour American International Pictures (The Terror avec Boris Karloff et Jack Nicholson en 1963) et réalisant la même année un petit film d’horreur produit par Corman en Irlande, Dementia 13. Coppola a déclaré que Twixt lui avait été inspiré par une rêverie. Twixt baigne en effet dans un climat onirique, et convoque Edgar Allan Poe, la littérature gothique américaine, Roger Corman mais aussi William Castle, avec deux séquences en 3D où le spectateur est invité à chausser les lunettes par un signal sur l’écran. Le cinéma et le rêve, le fantastique et la création… Tous les films de Coppola sont le reflet de sa vie au moment où il les tourne. Celui-ci en particulier.
Comme dans Tetro, le héros de Twixt est écrivain. Un écrivain au succès déclinant. Après des débuts prometteurs, Hall Baltimore (Val Kilmer, acteur très sous-estimé qui ressemble aujourd’hui à un croisement entre Marlon Brando et Gérard Depardieu) est désormais cantonné dans une veine fantastique bon marché et il écrit à la chaine des histoires de sorcières qui ont fait de lui un Stephen King au rabais. Le déclin de son ambition correspond à la mort accidentelle de sa fille adorée, et il a depuis sombré dans l’alcool. Dans une petite ville de province à l’occasion de la promotion de son nouveau livre, il découvre grâce à ses conversations avec le shérif (Bruce Dern, l’éternel excentrique du cinéma américain) l’existence d’un meurtre mystérieux impliquant une jeune fille. La nuit, lors d’un rêve éthylique, une adolescente fantôme (magnifique Elle Fanning, qui passe de la fille au père, après Somewhere) lui raconte une étrange histoire, début d’une enquête entre songe et réalité, où l’écrivain croisera aussi Edgar Allan Poe en personne (Ben Chaplin). Twixt est un film beaucoup plus ludique que Youth Without Youth et Tetro. Coppola s’amuse avec l’imagerie fantastique, se permet de nombreuses touches d’ironie, bricole un film artisanal où s’entrechoquent diverses influences esthétiques, un peu comme dans Dracula mais sur un mode mineur, budget mais surtout intentions obligent. Twixt n’a pas honte d’être une série B totalement anachronique, plus proche des adaptations de Poe par Roger Corman dans les années 60 que de Twilight. Même l’usage de la 3D est totalement différent de celui des films d’horreur contemporains. Il est ici purement poétique et atmosphérique.
Ce qui devient fascinant, et même bouleversant, c’est la façon dont Coppola ne peut s’empêcher d’investir son film d’éléments intimes, comme un exorcisme. Lorsque Hal revit en compagnie de Poe, du haut d’un précipice, la mort de sa fille en regardant l’eau d’une rivière qui se métamorphose en écran de cinéma, nous assistons à la reconstitution par Coppola de la mort de son fils Giancarlo, à l’âge de 22 ans, survenue en 1986 dans un accident de bateau où le jeune homme périt décapité par une corde. Giancarlo travaillait avec son père sur Jardins de pierre, bouleversant film sur la guerre du Vietnam vécue par ceux qui n’y partent pas, où les adultes enterrent leurs enfants partis mourir à leur place, porte le deuil de ce fils chéri. Ce drame familial resurgit de manière troublante au cœur d’un film lui-même inspiré par Poe, hanté par le thème récurrent d’une jeune femme morte prématurément, à l’instar de sa cousine épouse Virginia. Déjà Dementia 13 (premier film officiel de Coppola, qui laissait mal présager les titres géniaux qui allaient suivre) débutait par un meurtre et un cadavre jeté dans l’eau, puis on y voyait le fantôme d’une jeune femme couchée sur son lit mortuaire au fond d’un étang. Coppola reprend dans Twixt les mêmes images fantastiques, héritées de Poe mais aussi des analyses de Bachelard sur Poe (L’Eau et les Rêves, essai sur l’imagination et la matière), enrichie d’une matière réflexive. Il y a quelque chose de fascinant à voir aujourd’hui Coppola réaliser des films qui sont à la fois les œuvres de jeunesse d’un cinéaste de 72 ans que beaucoup croyaient fini après l’échec de ses films les plus personnels, et des essais testamentaires où Coppola dresse le bilan artistique et humain d’une vie pleine de triomphes, de prophéties et de tragédies, sans jamais renoncer à l’expérimentation et toujours avec un émerveillement cinématographique intact.

Le film (découvert au Festival de Toronto) sortira en France et en Europe l’année prochaine, distribué par Pathé. Il devrait sortir aux Etats-Unis avant la fin de l’année, autour d’Halloween. Coppola, devenu également son propre distributeur aux Etats-Unis, a annoncé qu’il souhaitait modifier le montage de Twixt après chaque nouvelle projection, selon les réactions du public.

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