Olivier Père

Cycle Jacques Demy sur ARTE

Une promenade dans l’univers de Jacques Demy à travers un cycle de films en version restaurée décliné à l’antenne et sur Arte.tv, plus un documentaire inédit tout en archives, à partir du 1er novembre.

 

Sur ARTE le 19 décembre à 21h30 et sur Arte.tv jusqu’au 10 janvier 2025

Les Parapluies de Cherbourg

(France, 1963, 1h28)
Palme d’or du Festival de Cannes 1964 – Version restaurée
Avec Catherine Deneuve, Nino Castelnuovo, Anne Vernon, Marc Michel.
Avec ce film manifeste, le cinéaste s’impose comme un inventeur de formes cinématographiques. Dans le cinéma français, qui repose davantage sur l’idée d’héritage que de révolution, ils sont peu nombreux : Jacques Tati, Robert Bresson, Alain Resnais, Jean-Luc Godard. Jacques Demy nourrissait le rêve, depuis des années, d’un cinéma sentimental et émotionnel porté par des partis pris chromatiques et musicaux profondément originaux. Son obstination, la complicité de Michel Legrand et le courage de la productrice Mag Bodard lui permettent de réaliser, dans l’euphorie de la jeunesse et de l’inspiration, une aventure cinématographique sans équivalent avec des choix esthétiques différents de ses deux films précédents : usage exceptionnel de la couleur, décors naturels transfigurés, picturalité des cadres. Les Parapluies de Cherbourg est un pari fou, un travail de persévérance qui aboutit à un objet filmique inédit aux confins de l’expérimentation, doublé d’un succès mondial et immensément populaire. Ni comédie musicale hollywoodienne, ni film opéra, ni opérette française, Les Parapluies de Cherbourg est donc un film « en chanté » selon la belle formule de Demy, comme on dit « en couleur ». C’est sans doute le début du malentendu autour de « Demy l’enchanteur », puisqu’il n’existe sans doute pas de film plus désenchanté que Les Parapluies de Cherbourg, et de cinéaste moins dupe que Demy sur les injustices sociales et politiques. En effet, derrière les couleurs éclatantes, se cache (à peine) une histoire cruelle où des enfants bercés d’illusions et de sentiments sublimes iront se fracasser contre la loi implacable de la réalité. Geneviève, enceinte de Guy, se résigne à épouser Roland Cassard pour combler les dettes de sa mère et leur éviter ainsi la faillite et le déshonneur. Les Parapluies de Cherbourg est aussi un des rares films français de l’époque à aborder le sujet de la guerre d’Algérie, représentée par la figure de l’absence, telle que la vécurent des familles et des femmes françaises durant la période des « événements » algériens. C’est la partie hors champ du film, peut-être la plus importante, sur la souffrance de la séparation, la peur de mourir. Le raffinement inouï des images n’éclipse pas la puissance évocatrice des mots, seuls capables d’exprimer le dégoût de la guerre lorsque Guy évoque les attentats dans un pays où « le soleil et la mort voyagent ensemble ». C’est enfin le film (avec Belle de jour de Luis Buñuel) qui invente Catherine Deneuve, et pressent immédiatement les métamorphoses de l’actrice au fil de sa carrière : beauté virginale et raphaélique, amoureuse tragique, grande bourgeoise mélancolique. Véritable chef-d’œuvre sur l’impossibilité de l’amour, Les Parapluies de Cherbourg participent à un cinéma de la cruauté où les larmes, immanquablement versées à chaque vision du film, ne nous soulagent pas. 

Sur ARTE le 19 décembre à 22h30 et sur Arte.tv jusqu’au 10 janvier 2025

Jacques Demy, le rose et le noir

Documentaire inédit écrit par Frédéric Bonnaud, réalisé par Florence Platarets
(France, 2024, 1h28)
A travers des images exceptionnelles, des archives familiales et personnelles inédites, Jacques Demy se raconte. Grâce à l’ouverture des archives personnelles (et pour la plupart inédites) du cinéaste par ses enfants, Rosalie Varda et Mathieu Demy, ce documentaire offre une plongée intime dans le parcours et l’œuvre d’un des plus grands cinéastes français.

 

Sur Arte.tv jusqu’au 31 décembre 2024

Lola
(France, 1961, 1h25)

Avec Anouk Aimée, Marc Michel, Jacques Harden, Elina Labourdette.

Il serait faux de dire que Lola, un des plus beaux premiers longs métrages français, offre les prémices d’une œuvre en gestation. Tout est déjà accompli, parfaitement agencé, et l’on a même le sentiment que Demy, qui rêve d’une comédie humaine balzacienne au cinéma, a déjà préparé ses films suivants. Lola oscille entre la perfection subtile de la construction de son récit, fait de plusieurs histoires entrecroisées, et l’apparente liberté de sa mise en scène. Avec une maîtrise impressionnante pour un cinéaste débutant, Demy installe son univers. Pourtant, Lola n’est pas le film dont Demy avait rêvé pour son entrée en scène. Il avait déjà en tête une comédie musicale et colorée. Faute de moyens suffisants, il transforme le tableau chatoyant en esquisse en noir et blanc, où se marient les images hyper contrastées du grand directeur de la photographie de la Nouvelle Vague Raoul Coutard, les longs plans et les travellings serpentins hérités de Max Ophuls auquel le film est dédié. Lola permet à Demy de réunir pour la première fois le décorateur Bernard Evein et le compositeur Michel Legrand (à la place de Quincy Jones initialement pressenti), qui deviendront ses plus fidèles collaborateurs. Demy réalise un film profondément personnel, intime et original dans sa conception, son sujet et sa mise en scène. Tout est là, pour la première fois. Les jeux du hasard et destin, avec des personnages qui se croisent, se retrouvent et s’abandonnent dans les rues de Nantes, les marins en permission, une héroïne sentimentale, moderne et sexy (la belle Anouk Aimée, Lola pour toujours), la mélancolie et les larmes de joie. Le temps, sans doute le grand thème du cinéma de Demy, est au cœur de Lola, avec l’obsession du retard, les rendez-vous pris ou manqués, et surtout la répétition, à plusieurs années d’intervalles, de la scène primitive du film : une jeune fille prénommée Cécile qui s’éveille à l’amour dans les bras d’un homme habillé en marin. Le grand amour se trouve ainsi conjugué sur le mode de la première fois, la plus forte, la plus inoubliable, à toutes les personnes du féminin (les trois femmes du film, Lola, Cécile et Mme Desnoyers). Demy ne fait pas encore chanter ses personnages, mais c’est déjà un grand parolier. Il invente un phrasé original, plus proche de Cocteau et de Bresson que des mots d’auteur de la Qualité Française. Rien de plus gracieux et émouvant que d’entendre la jeune Cécile, au bagout enfantin, déclarer soudain à Frankie le marin américain qui l’a emmené à la fête foraine le jour de ses quatorze ans : « J’ai comme une grande peine à vous quitter ». Enfin, Lola, pour Demy, est aussi l’expression d’une morale (d’homme, de cinéaste) à laquelle il demeurera fidèle. Une morale stoïcienne, qui prône l’élégance et le refus du désespoir. « Pleure qui peut, rit qui veut » prévient le carton au début du film. « Il faut toujours plaire, c’est un principe » dit Lola en plaisantant. Toujours plaire, sans rien transiger, et proposer un art poétique nouveau, c’est la réussite miraculeuse de ce coup d’éclat enchanteur. 

 

Sur Arte.tv jusqu’au 31mars 2025

L’événement le plus important depuis que l’homme a marché sur la Lune (France-Italie, 1973, 1h32)
Avec Marcello Mastroianni, Catherine Deneuve, Micheline Presle.
La grossesse d’Agnès Varda, enceinte de leur fils Mathieu, et l’envie de réunir à l’écran le couple formé à la ville par Marcello Mastroianni et Catherine Deneuve (elle aussi enceinte au moment du tournage) donnent à Jacques Demy l’idée de cette fantaisie qui jette un regard masculin sur l’apparition des revendications féministes dans la société française. Le cinéaste s’amuse à transformer le latin lover Mastroianni en moniteur d’auto-école enceint et déboussolé, et l’évanescente fée Deneuve en coiffeuse énergique. Demy rend hommage aux classiques de la comédie burlesque américaine, transposés dans le quartier de Montparnasse. Avec ce film conçu et tourné rapidement, le cinéaste entend prouver qu’il peut réussir une comédie « grand public », alors que ses récentes expériences cinématographiques, risquées et atypiques, l’ont éloigné de la production commerciale hexagonale. Le film marque en effet le retour du cinéaste dans la France contemporaine qu’il n’avait pas filmée depuis Les Demoiselles de Rochefort. Il ne cache pas son hostilité pour la société pompidolienne, dont la médiocrité est aux antipodes des univers merveilleux et tourmentés de Peau d’âne et du Joueur de flûte. Il affiche au contraire sa sympathie pour les milieux populaires, par l’intermédiaire de seconds rôles pittoresques échappés des films de Jacques Becker ou de Marcel Carné. Le cinéaste procède au même travail de stylisation sur les costumes, les couleurs et les décors naturels transformés en studios de cinéma que sur ses autres films. Le résultat recherché n’y est plus la beauté et l’harmonie, mais une sorte de trivialité expressive qui exagère avec humour un certain mauvais goût typique des années 1970 (voir le pyjama orange de Mastroianni), et parvient à le rendre presque aussi poétique que le monde de conte de fées de Peau d’âne.

 

Sur Arte.tv jusqu’au 31 mars 2025

Une chambre en ville

(France, 1982, 1h30)
Avec Richard Berry, Dominique Sanda, Danielle Darrieux, Michel Piccoli.
Version restaurée 

C’est le projet le plus ancien de Jacques Demy, envisagé dans les années 50 sous la forme d’un roman, puis dans les années 60 sous la forme d’un opéra. Le film connaîtra une gestation longue et difficile émaillée de déceptions (refus de Michel Legrand d’en composer la musique, désistement de Catherine Deneuve et Gérard Depardieu prévus pour les rôles principaux, qui exigèrent de chanter une partition trop difficile pour eux selon le réalisateur – ils seront remplacés par Dominique Sanda et Richard Berry), sans que ces multiples accidents de parcours n’altèrent l’ambition et la réussite magistrales du résultat. Finalement, Une chambre en ville deviendra le film de Jacques Demy le plus proche de l’art lyrique, grâce à la collaboration exceptionnelle avec Michel Colombier. Le cinéaste y réalise un rêve de cinéma comme opéra populaire. Ce terrible récit de passion sur fond de grève est donc un film somme et manifeste, une création unique en son genre. La seule référence possible serait Les Parapluies de Cherbourg, l’autre film entièrement chanté de Demy. Mais le cinéaste refuse de se répéter, de sombrer dans le maniérisme ou l’autocitation. La différence entre les deux films, c’est la volonté de l’auteur de mettre en scène une histoire encore plus tragique, cruelle et violente. Comme si les années passées avaient radicalisé sa vision de l’amour fou et de la société française, avec ses bassesses et ses injustices. Le cinéaste se livre comme jamais, conscient de réaliser le film de sa vie. Le film remonte aux racines de la biographie et de l’œuvre de Jacques Demy : la ville de Nantes, les passions humaines, la tendresse du cinéaste pour le prolétariat, sa fascination pour l’aristocratie, son mépris pour la bourgeoisie. Demy ose mettre en scène la lutte des classes comme on ne l’a jamais fait, touche au génie lorsqu’il fait chanter CRS et ouvriers lors de la séquence inaugurale. Le film est expurgé de la moindre allusion à la comédie musicale hollywoodienne. Une chambre en ville est un film très français, ancré dans une réalité sociale et historique, sans fioritures séduisantes même si la direction artistique est toujours aussi précise et remarquable. L’imaginaire du film, marqué par les thèmes de la rencontre, du hasard et de la révolte, se situe du côté du surréalisme, si important dans les années de formation de Demy. Dans Une chambre en ville, la lecture d’André Breton semble ressurgir en même temps que les souvenirs de l’enfance nantaise du cinéaste, et l’évocation de la jeunesse de son père ouvrier. Brûlant sous son apparente froideur, le film est aussi le seul dans l’œuvre de Demy à accorder une place aussi importante au sexe et à la mort. Le désir physique des deux amants s’oppose à l’impuissance du mari jaloux et dément interprété par Michel Piccoli, proche des cas pathologiques des films de Buñuel, et à la frustration sexuelle de la veuve Langlois, génialement campée par Danielle Darrieux. Quant à la mort, elle unit à jamais le couple scandaleux et marque le film d’une séquence inoubliable, le suicide au rasoir du mari d’Esther. Une chambre en ville s’avère le testament artistique du cinéaste, ses véritables adieux non seulement au cinéma mais aussi à son propre univers esthétique et autobiographique. 

Sur Arte.tv jusqu’au 31 mars 2025

La Luxure

(France, 1961, 14 minutes)
Avec Jean-Louis Trintignant, Laurent Terzieff, Jean Desailly, Micheline Presle, Corinne Marchand.

Version restaurée

Après son passage au long métrage en 1960, Jacques Demy réalise un seul court métrage notable, un sketch du film collectif Les Sept Péchés capitaux réalisé par des cinéastes apparentés à la Nouvelle Vague. Demy choisit d’illustrer la luxure. Le film offre une vision très autobiographique du monde de l’enfance où l’on retrouve la sensibilité de l’auteur de Lola.

 

Sur Arte.tv jusqu’au 28 février 2025

La Baie des Anges

(France, 1963, 1h19)
Avec Jeanne Moreau, Claude Mann, Paul Guers, Henri Nassiet.
Version restaurée

C’est le diamant noir de la filmographie de Jacques Demy. Dans Lola, Mme Desnoyers, dont le mari avait dilapidé la fortune familiale, disait à Roland Cassard « Dieu nous préserve des joueurs ». La Baie des Anges est une exploration du monde du jeu, à travers l’histoire de la rencontre fortuite entre un jeune homme tenté par l’aventure et une femme dévorée par le vice des casinos. Deuxième long métrage de Jacques Demy et nouvelle grande réussite artistique après LolaLa Baie des Anges est aussi la première dissonance dans l’œuvre du cinéaste, plus variée qu’il n’y paraît. Il s’agit de son film le moins lyrique, le plus clinique, une œuvre d’entomologiste, tranchante et froide comme une lame, qui scrute les mécanismes de la passion. Cette incartade dans un monde tourmenté et dur ne doit rien à la comédie musicale, malgré la magnifique partition de Michel Legrand. Pour Demy, le jeu est un prétexte pour évoquer la dépendance et l’obsession amoureuse. S’il existe une part documentaire dans le film, elle concerne moins le fonctionnement des casinos de la Côte d’Azur, et les mœurs de leurs clients, que l’étude d’un couple qui s’enfonce dans une relation perverse. La Baie des Anges propose une version moderne d’Orphée, où les casinos remplacent les portes des enfers, entrouvertes par un personnage de joueur nommé Caron, en référence au passeur du Styx dans la mythologie grecque. Le jeu, c’est avant tout une exploration du hasard qui fascine tant Demy. Dans une scène clé de La Baie des Anges, Jeanne Moreau soudainement isolée par la caméra dans une suite de palace, s’adresse aux spectateurs et se demande si Dieu règne sur les chiffres, désignant le jeu comme une religion et les casinos des églises. Dans cette recherche de l’absolu, le film atteint une dimension métaphysique, et même mystique.

 

Sur Arte.tv jusqu’au 28 février 2025

Les Demoiselles de Rochefort
(France, 1967, 1h59)
Avec Catherine Deneuve, Françoise Dorléac, Danielle Darrieux, Michel Piccoli, Jacques Perrin, Georges Chakiris, Gene Kelly.
Version restaurée

C’est le film du bonheur, le seul totalement joyeux de Jacques Demy. Les Demoiselles de Rochefort est en effet très différent des Parapluies de Cherbourg, aussi léger et optimiste que ce dernier était tragique, peut-être conçu comme un antidote à la tristesse du chef-d’œuvre de Demy. C’est aussi l’unique long métrage où le cinéaste s’essaye à la comédie musicale classique, sur le modèle hollywoodien. Les Demoiselles de Rochefort respecte scrupuleusement les conventions du genre, fait alterner les plages de dialogues, les chansons et les chorégraphies. Demy choisit la ville de Rochefort pour son urbanisme géométrique, propice à la mise en scène des ballets en plein air mais aussi des chassés-croisés incessants du scénario. Demy repeint le monde aux couleurs du rêve, et la ville entière se transforme en plateau de cinéma. Demy définissait volontiers Les Demoiselles de Rochefort comme un nouveau chapitre de ses « scènes de la vie provinciale », après Lola et Les Parapluies de Cherbourg. Le grand amour, une fois de plus, est au cœur du récit. Tous les personnages le cherchent depuis toujours ou l’ont perdu. Demy élabore un canevas raffiné où se croisent les hommes et les femmes, plusieurs générations d’amants et d’amis. Le film est un feu d’artifice, une farandole de couleurs, de sentiments, de paroles et de musiques. Les jeux de l’amour et du hasard, présents dans tous les films de Demy, sont ici déclinés sur un mode ludique et heureux. En effet, ni la guerre, ni les contingences sociales ne seront capables de briser les amours naissants ou les retrouvailles. Demy exalte la sensualité des corps, mais aussi le plaisir des mots, des dialogues poétiques, des répliques triviales et des calembours (le fameux « je suis en perm’ à Nantes » de Maxence). C’est le versant solaire, ici à son zénith, du cinéma de Demy.

Sur Arte.tv jusqu’au 28 février 2025

Peau d’âne

(France, 1970, 1h27)
Avec Catherine Deneuve, Jean Marais, Jacques Perrin, Delphine Seyrig, Micheline Presle
Version restaurée

Avec cette adaptation foisonnante du célèbre conte de Perrault, Jacques Demy réalise son film le plus enchanteur et baroque, nourri par des influences américaines et françaises, modernes et classiques. Le cinéaste injecte avec beaucoup de fantaisie sa fascination pour le pop art et le psychédélisme dans un univers médiéval rêvé par le petit garçon qu’il fut jadis. Peau d’âne est un retour à la France et à l’enfance, un voyage dans l’espace et le temps. Le film est anachronique par rapport à l’époque de son tournage. Il ressuscite un courant du cinéma français (le merveilleux) qui a toujours été marginal dans la production hexagonale. Le cinéaste s’amuse en orchestrant paradoxes, décalages, rencontres fortuites et déplacements en tout genre. Sur le plan visuel, Peau d’âne offre un mélange surprenant où se croisent l’influence de l’art contemporain, le souvenir des dessins animés de Walt Disney (plus particulièrement Blanche-Neige et les sept nains), la collision entre Andy Warhol et Gustave Doré. C’est avant tout un hommage à La Belle et la Bête, avec la présence de Jean Marais dans le rôle du roi et des citations directes aux costumes et aux décors du chef-d’œuvre de Jean Cocteau. Demy retrouve son égérie Catherine Deneuve, parfaite dans un rôle qui lui permet à nouveau d’exprimer une forme de dualité, entre lumière et ténèbres, comme dans Belle de jour mais aussi Les Parapluies de Cherbourg. Peau d’âne épouse le regard d’un enfant, mais n’oublie pas les différents niveaux de lecture psychanalytique du conte. Le film traite sans embarras du tabou de l’inceste et illustre une dialectique pureté impureté qui est au cœur du cinéma de Demy. Les héroïnes du cinéaste sont en effet des princesses et des souillons, des filles mères, des putains et des amoureuses fidèles, ou des vierges qui tombent enceintes dès la première nuit d’amour. Ce jeu entre les différents états d’une femme trouve son illustration parfaite dans la scène du gâteau où Catherine Deneuve est à la fois la princesse immaculée et Peau d’âne. Réputée pour son humour et ses images féeriques, ses chansons et ses musiques délicieuses signées Michel Legrand, Peau d’âne dissimule des zones d’ombre sous les dorures et recèle des trésors de perversité.

Sur Arte.tv jusqu’au 28 février 2025

Le Joueur de flûte (The Pied Piper)
(Royaume-Uni, RFA, États-Unis, 1972, 1h27)
Avec Donovan, John Hurt, Donald Pleasence, Jack Wild, Cathryn Harrison

Ce film magnifique est le secret le mieux gardé de l’œuvre de Jacques Demy. Tourné en anglais, très mal distribué à l’époque de sa sortie, puis devenu longtemps invisible, il demeure largement sous-estimé. Cette nouvelle incursion dans le Moyen Age, immédiatement après Peau d’âne, se veut plus réaliste que l’adaptation du conte de Perrault. Le cinéaste procède à un mélange subtil de reconstitution historique scrupuleuse et, comme à son habitude, de stylisation des décors et des costumes. Les tenues outrancières des membres du clergé renforcent leur allure menaçante, monstrueuse et grotesque. Les baladins et le joueur de flûte, en revanche, évoquent par leur accoutrement les hippies de l’époque du tournage. Coutumier d’un cinéma choral, Demy pousse ce principe à l’extrême en signant un long métrage sans véritable personnage principal. Malgré le titre du film, le joueur de flûte n’est pas le héros du récit, tout au plus un personnage annexe, plus spectateur qu’acteur, aux interventions épisodiques. Nous sommes au début des années 70, époque libertaire et très politisée où se généralise au cinéma et ailleurs la critique des institutions et des structures de pouvoir. L’approche de Demy est beaucoup plus intime. Elle désigne une fois de plus les barrières qui empêchent les êtres de se rejoindre. Gavin amoureux de Lisa est séparé d’elle par la hiérarchie des castes, le mariage forcé de la jeune fille puis le rapt du joueur de flûte. Le savant Melius, représentant des futures Lumières humanistes et philosophiques mène un combat courageux mais perdu d’avance contre les puissantes ténèbres de l’Église catholique. L’originalité du scénario, écrit avec Andrew Birkin et Mark Peploe, est renforcée par une mise en scène brillante et déroutante. Il s’agit sur le plan formel du film le plus expérimental de Demy. Le cinéaste systématise le recours au plan-séquence, refusant les gros plans pour se concentrer sur des travellings complexes et des mouvements d’ensemble qui enferment les personnages dans des espaces claustrophobes, lors des scènes de conspirations, du procès ou de la noce. Le Joueur de flûte n’est donc pas l’illustration attendue d’une célèbre légende racontée aux enfants. C’est un film sombre, pessimiste et politique, plus proche d’Une Chambre en ville que du féerique Peau d’âne.

Sur Arte.tv jusqu’au 28 février 2025

Parking

(France, 1985, 1h35)
Avec Francis Huster, Laurent Malet, Keiko Itô, Jean Marais, Marie-France Pisier.

Jacques Demy souhaitait depuis longtemps mettre en scène une nouvelle version d’Orphée au cinéma, plus proche de la mythologie que de l’adaptation de Jean Cocteau, auquel le film est pourtant dédié. Il s’agit pour Demy, à travers le récit fantastique de voyages entre la vie et la mort, d’explorer la dimension la plus tourmentée de son univers, la face sombre de sa propre personnalité et de l’époque contemporaine, avec de troublantes résonances autobiographiques. Le titre définitif du film, Parking (après Monsieur Orphée longtemps envisagé), exprime la tentation du sordide et de l’explicite chez un cinéaste connu pour son goût de l’harmonie et de la litote. La crudité des thèmes abordés (inceste, bisexualité, drogue) s’accompagne d’un esthétisme blafard, presque glauque, synchrone avec le cortège de violences et de fléaux apparus dans les années 1980. Le film souffre d’une préparation trop courte et d’un budget insuffisant à satisfaire le perfectionnisme et les ambitieuses visions poétiques du cinéaste. On ne peut que regretter qu’un film aussi personnel et important dans la filmographie de Jacques Demy soit finalement devenu un sujet d’embarras pour le cinéaste (au point qu’il envisagea d’abandonner le cinéma après cet échec critique et public) et ses plus fervents admirateurs. Il n’y a pas de second degré au cinéma, et surtout pas dans le celui de Jacques Demy. C’est pour cela qu’il est difficile d’éprouver quelque plaisir coupable à la vision de Parking, de se divertir de ses maladresses. Au contraire, l’expérience est triste. Cela n’empêche pas de saisir, au-delà de l’étrangeté du résultat, les enjeux majeurs et les audaces déçues de ce film mineur.

 

Textes extraits du livre « Jacques Demy » (éditions de La Martinière) que nous avons publié en 2010, co-écrit avec Marie Colmant et avec la complicité bienveillante de la famille Varda-Demy.

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Un commentaire

  1. toni le moko dit :

    .. merci arte tivi……………..
    …… jacques demy…………..
    ……… un amour et demi….
    ………………. l’après-midi…

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