Remarqué avec Rouge (1985), une histoire de fantômes romantique, Stanley Kwan n’a jamais eu en France la notoriété de Hou Hsiao-hsien ou Wong Kar Wai. Center Stage, réalisé en 1992 et miraculeusement distribué sur nos écrans en 1999, avant sa redécouverte fixée au 10 avril, était apparu comme une magnifique découverte à rebours, qui avait encouragé une ébauche de reconnaissance du cinéaste hongkongais. La suite de sa carrière n’a hélas pas confirmé ces débuts prometteurs Center Stage raconte la vie et la mort de Ruan Lingyu (1910-1935), la première star du cinéma chinois, sorte de Greta Garbo de Shanghai. De ses débuts à l’âge de seize ans au sommet de sa carrière, quelques grands rôles plus tard. Elle a tourné dans 29 films, la plupart des mélos, dont neuf seulement sont parvenus jusqu’à nos jours. Ruan Lingyu, malgré sa beauté incroyablement glamour, fut davantage qu’une simple vedette. Femme libre, femme moderne, elle mit fin à ses jours à cause d’une campagne diffamatoire organisée par la presse (elle était entretenue par un homme marié). Son suicide eût lieu le jour de la fête des femmes. « Aimerais-tu que l’on se souvienne de toi ?» est la question centrale de ce film biographique atypique. Center Stage commence comme un documentaire (Maggie Cheung accompagnant Stanley Kwan lors d’interviews des survivants parmi les amis de la star) et se poursuit en reconstitution historique (Maggie Cheung interprétant Ruan Lingyu). Le reportage n’est cependant pas abandonné et vient parfois interrompre la fiction, majoritaire. À ces deux niveaux du film vient se greffer un troisième, le plus inattendu et le plus émouvant : les extraits des rares films de Ruan Lingyu restaurés pour les besoins du travail de Stanley Kwan. On pense bien sûr à la fameuse phrase de Cocteau (« le cinéma, c’est la mort au travail »). Ces extraits, injectés moins comme des relais à une fiction défaillante que comme une distanciation supplémentaire, renforcent la scission entre la biographie romanesque et l’enregistrement du réel. De même que les entretiens filmés en vidéo dans lesquels Maggie Cheung apparaît, ils nous rappellent que Maggie n’est jamais Ruan Lingyu (et son travail de comédienne est loin d’être mis en cause, au contraire) mais une actrice jouant Ruan Lingyu (les extraits de films muets, dans lesquels la ressemblance physique entre Ruan Lingyu et Maggie Cheung n’est pas frappante, l’attestent). Ainsi Kwan n’a pas besoin d’artifices et Maggie Cheung n’a pas besoin de transformation physique pour nous faire croire à la performance de l’actrice et à la vérité de son personnage. Center Stage est un film qui croit encore à la puissance évocatrice des plans, qui respecte leur homogénéité, leur permet de dialoguer entre eux. Cela s’appelle tout simplement le montage. Il faut répéter combien Maggie Cheung parvient à exprimer la subtilité et la complexité de ce rôle, jouant celle qui joua, au cinéma et dans la vie, à la perfection. Cette mise en abîme (film dans le film, tournage dans le tournage) n’est pas vertigineuse, mais limpide. Et la douceur du film masque la violence d’émotions réprimées. Oui, Stanley Kwan s’est bien souvenu de Ruan Lingyu. Il ne l’a pas momifiée en icône kitsch. Il s’est souvenu d’elle pour mieux parler des actrices et des femmes, au présent. Le plus bel hommage qu’il pouvait rendre à la star disparue. Et à la femme.
Ressortie en salles le mercredi 10 avril, en version restaurée, distribué par Carlotta Films, dans le cadre d’une retrospective Stanley Kwan. Prochainement sur ce blog, l’exhumation de notre entretien avec Maggie Cheung effectué au moment de la première sortie française du film.
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