Olivier Père

Anatomie d’une chute de Justine Triet

Le scandale est au cœur de tous les films de Justine Triet, ainsi que le hiatus entre vie privée et vie publique. Après La Bataille de Solférino où une journaliste devait à la fois gérer le comportement intrusif de son ex-compagnon et la réalisation d’un reportage le soir des élections présidentielles, la comédie Victoria qui mettait en scène une avocate débordée et Cybil qui convoquait la psychanalyse sur un tournage dans les îles éoliennes, la cinéaste brosse un nouveau portrait de femme au bord de la catastrophe, et une nouvelle projection d’elle-même. Anatomie d’une chute se présente comme un thriller judiciaire où la mort inexpliquée du mari d’une écrivaine plonge cette dernière dans un éprouvant procès médiatique, où son innocence mais aussi sa moralité et sa crédibilité littéraire sont mises à rude épreuve. L’agitation intense, même si elle est intériorisée, du personnage principal interprété par Sandra Hüller est un point commun à toutes les héroïnes de Justine Triet, qui possèdent un tempérament à la densité éreintante. Comme tous les grands films de procès, Anatomie d’une chute est un grand film sur la parole, avec des joutes oratoires qui relèvent du théâtre mais évitent les clichés accolés aux fictions de cinéma et de télévision, et des dialogues qui tendent à faire surgir une part de vérité, à la manière d’une séance de psychanalyse. Les auteurs (Triet et le réalisateur-scénariste Arthur Harari, son compagnon dans la vie) ont accompli un long travail préparatoire autour du système judiciaire français qui permet au film de montrer les différentes étapes de l’enquête et du procès de façon très crédible. Anatomie d’une chute n’est pas pour autant un film assujetti à la réalité. Son récit convoque en permanence les forces du désir, des fantasmes et du rêve, puisque le rapport au monde doit toujours être remis en question par l’imagination. Anatomie d’une chute se caractérise par une structure narrative très élaborée, avec des retours en arrière inattendus (par exemple la longue scène de dispute entre Sandra et son mari Samuel), et des évocations visuelles et verbales d’événements du passé que Triet ne filme jamais de manière conventionnelle. Il n’est pas question pour la cinéaste de rompre la monotonie d’un huis-clos judiciaire avec des flash-backs classiques, mais plutôt de créer un espace mental où le spectateur doit interpréter ce qu’on lui montre, et tenter de distinguer le vrai du faux, la part de vérité contenue dans les différents témoignages et points de vue. Dans une société qui tend à la simplification des débats, Triet milite en faveur de la complexité et nous invite à réfléchir sur tout ce que nous voyons et entendons. Rarement film aura autant correspondu à la définition de « contemporain », puisqu’il dresse un catalogue de sujets récurrents et très actuels dans notre société comme la toxicité du couple, le lynchage médiatique, la violation de la vie privée ou la remise en question de la liberté créatrice. Heureusement, Triet évite la simplification, la dictature de l’opinion et du prêt-à-penser, les pièges du film à thèse. En prenant comme références Autopsie d’un meurtre d’Otto Preminger ou L’Étrangleur de Boston de Richard Fleischer, les auteurs redéfinissent le rapport que peut entretenir un drame psychologique français (y compris dans l’usage de cette langue à l’intérieur du film) avec le cinéma de genre anglo-saxon. Ainsi, il n’est pas interdit de penser que la filiation secrète d’Anatomie d’une chute concerne moins la tradition du thriller judiciaire qu’un chef-d’œuvre inclassable qui lui aussi empruntait la voie du cinéma de genre pour mieux parler de la conjugalité, de la frustration et de la violence. Nous voulons parler de Shining de Stanley Kubrick, dont l’action se déroulait dans une demeure perdue au milieu de la neige et mettait en scène un couple en crise et un enfant, avec un père écrivain raté rongé par la culpabilité, et un enfant voyant doté d’un don/handicap, capable de percer des secrets et de revisiter les lieux et le passé. Davantage qu’au film, c’est peut-être au roman qui a inspiré Kubrick qu’Anatomie d’une chute fait allusion. Le film de Justine Triet contient d’ailleurs une allusion directe à Stephen King, dont le nom est cité lors d’une plaidoirie durant le procès. Palme d’or méritée du Festival de Cannes, remarquablement écrit et interprété, Anatomie d’une chute figure parmi les films les plus passionnants de l’année, capable de supporter plusieurs visions grâce à sa richesse et ses nombreux secrets.

 

Sortie le 23 août au cinéma, distribué par Le Pacte.

 

Catégories : Actualités

11 commentaires

  1. Comet dit :

    Bonjour,
    Cela n’a rien à voir mais le film de Joseph Losey  »Les Criminels » (1960), dans la collection Make my day de Jean-Baptiste Thoret, est assez excellent. Votre contribution dans les bonus montre à quel point les simples cinéphiles ont beaucoup à apprendre de certains professionnels comme vous. Sans flagornerie, pourriez-vous mentionner dans votre blog les films pour lesquels vous avez fourni une contribution en tant qu’historien du cinéma. Merci d’avance.

    • Olivier Père dit :

      Bonjour et merci pour votre message. Il est difficile de vous répondre de manière exhaustive car j’ai souvent et depuis longtemps participé à des bonus, écrits ou filmés, pour des éditions Blu-ray et DVD. Récemment, j’ai parlé du Professeur de Valerio Zurlini pour Pathé, des Félins de René Clément pour Gaumont, de Picnic à Hanging Rock de Peter Weir pour ESC, du Coup de l’escalier de Robert Wise pour Rimini, des films de Roger Corman d’après Edgar Poe pour Calysta, de Maria’s Lovers d’Andrei Konchalovski (à paraître), des Cruels de Sergio Corbucci (Make my day, à paraître)… j’en oublie certainement. Si vous aimez Losey j’ai aussi collaboré au livre de l’édition spéciale de Mr. Klein chez Studiocanal et écrit le livret sur Le Messager (chez ESC)…

  2. Agathe dit :

    Bonjour,

    Avec le temps (je suis baby-boomeuse),je suis devenue allergique au discours de certains critiques de cinéma mais pour une fois, je suis emballée par votre « Billet doux » auquel j’adhère totalement.

    En effet, il formule avec clarté, sobriété et brio tous les ressentis et pensées qui bouillonnent dans ma tête depuis que j’ai vu Anatomie d’une chute si j’avais eu le courage et le talent de les mettre en
    ordre et de les coucher sur papier. Je retiendrai quelques termes-clés: « évite les simplifications, les clichés, richesse, complexité, passionnant…
    Je n’ai rien à ajouter sinon que pour moi, Anatomie d’une chute est non seulement capable de de supporter plusieurs visions mais qu’il le nécessite.
    Même si il est dur, dérangeant, il y a longtemps que je n’étais pas sortie d’un film aussi comblée.

    Mille mercis pour cette chronique.

    PS
    Je profite de l’occasion pour faire une remarque à propos d’ARTE. La chaîne propose de nombreux programmes très intéressants mais dont je ne peux pas profiter.
    J’ai un gros problème d’audition et, à l’encontre de France Télévision, mis à part les films étrangers visibles en VOST français, la majorité des offres ne sont pas éligibles aux sous-titres pour malentendants. C’est vraiment dommage.

    • Olivier Père dit :

      Merci pour votre message. Je transmets votre remarque aux responsables de l’antenne.

    • Olivier Père dit :

      Bonjour,
      En France, il existe une obligation pour toutes les chaînes de télévision de diffuser l’intégralité de leurs programmes avec des versions sous-titrées accessibles pour un public sourd ou malentendant. ARTE France propose donc l’intégralité de ses programmes pour l’antenne linéaire avec une version accessible, à l’exception des spectacles diffusés en direct, des habillages et des autopromotions.
      En revanche, il n’existe pas cette obligation pour les programmes fournis par les partenaires allemands d’ARTE (qui représentent près de la moitié des contenus diffusés sur la Chaine), même si ARTE s’efforce de proposer une hausse progressive et continue de ses versions sous-titrées.
      Ainsi, en 2023, près de 70% des programmes diffusés sur ARTE disposent d’une version sous-titrée avec priorité aux contenus diffusés en prime time et en deuxième partie de soirée (films et documentaires) mais aussi des magazines comme 28 Minutes, ARTE Reportage ou Invitation au voyage.
      Enfin, ARTE expérimente également de nouvelles méthodes pour rendre ses programmes accessibles au public sourd et malentendant en proposant désormais quelques concerts et spectacles avec du chant-signé sur son offre numérique ARTE Concert.

  3. MB dit :

    je viens de le voir, votre analyse est synthétique et englobe tout, bravo

    Je me demande encore si l’épilogue après l’acquittement ne suggère pas quelquechose d’inquiètant en dernier recours

    Enfin, la question importante est-elle: est-elle coupable ou pas? A priori non bien sûr c’est pas un whodunit mais alors quelle est-elle?
    Pour une fois, l’enjeu du film n’est pas d’arriver à une certitude du spectateur, Triet joue du fleuret!

    je le reverrai avec le bray

  4. MB dit :

    merci Olivier j’y vais!

  5. Damien dit :

    Cher Olivier, dire qu’il y a une référence à SHINING de Kubrick est une évidence. Cela saute aux yeux.
    Ne pas dire pourquoi est plus problématique.
    Si ce film est un film de procès, la réalisatrice a déjà donné sa sentance, à travers sa mise en scène, dans cette référence à SHINING et à la chanson de 50 cents, summum de misogynie. Le mal est le mâle. Le coupable c’est le mari. Le coupable c’est l’homme, le masculin.
    Jack Nicholson dans SHINING est le monstre masculin par excellence.
    Justine Triet ne fait pas dans la dentelle. Son film n’est pas un film de procès. Elle se sert d’un film pour faire le procès des hommes, du masculin.
    Il y le camps du bien, celui des femmes qui vont aller dans le sens de la mère. La journaliste du début, l’experte en criminologie qui démontre que c’est un suicide, la surveillante de l’enfant qui va lui dire de faire le choix de sa mère même en fictionnant le réel, la juge générale qui va acquitter la mère.
    Et de l’autre côté, Triet nous montre le camps du mal, les hommes. Le psychiatre, le policier, l’avocat général, tous montrés dans une grande misogynie.
    Peu importe, le jugement de ce procès, la mise en scène du film a déjà donné son verdict.
    La masculinité est coupable et toxique. Pour avoir la victoire, la femme peut séduire, manipuler l’homme comme elle le fait avec son avocat qui n’hésite pas à détruire l’honneur du père pour avoir sa femme. Mais une fois l’acquittement obtenu, l’avocat sera ignoré, rejetté. Il n’a été qu’un outil. Il devra aussi disparaître. On craint que le co-scenariste du film et compagnon de la réalisatrice, Arthur Harari, ne subisse bientôt le même sort.
    Le masculin doit disparaître. Le mari dans le film n’a droit à aucune attention, aucune compassion. Il n’est qu’un corps qui tombe comme la tête des rois guillotinés.
    Justine Triet ne le cache même pas.
    Le cinéma doit contribuer « à la révolution sociétale » féministe, estime-t-elle.
    Ce film doit ouvrir les yeux des fils rendus aveugles par leurs pères. Ils doivent aider leur mère à tuer le père. Nous sommes à une époque où la promotion du masculinicide est récompensée par des palmes d’or et autres césars.
    Si il y avait eu inversion des rôles dans ce film. Si une femme était morte dans les mêmes conditions. Et qu’à la fin, l’homme soit acquitté grâce au faux témoignage de sa fille. Quel scandale ! Aucune chaîne ne produirait un tel film.
    Mais ici, tout va bien. Les femmes ont trop souffert de la domination masculine. Alors c’est leur tour. Il faut construire petit à petit un nouvel imaginaire où l’homme est un monstre tyrannique. Sa tête doit rouler au sol.

  6. Damien dit :

    Cher Olivier,
    Que pensez vous de la vision que j’ai de ce film ? Est ce pour vous juste, à la vue des personnages du film, que nous assistons au procès du masculin et que la réalisatrice condamne, par sa mise en scène, le masculin ? Est ce pour vous un film féministe, voir même de propagande féministe ?
    Même le nom du père porte la marque de l’homme toxique Samuel MÂLEski.
    Tout est tellement construit dans ce sens dans le film, la référence à SHINING etc… que cela en devient presque grossier cette démonstration idéologique.

    • Olivier Père dit :

      Bonjour, je crois que le film est plus ambigu et complexe que cela. j’ai appris que l’immense majorité du public anglo-saxon était persuadée que la femme avait assassiné son mari, et que le public français pensait dans son ensemble qu’elle était innocente. Justine Triet elle-même a parlé d’un suicide dans des interviews, alors qu’elle a en général préféré laisser planer le doute sur la culpabilité de l’écrivaine. Je pense qu’elle considère son héroïne comme innocente et son fils ne fabrique pas une fausse preuve pour innocenter sa mère (à mon avis), il trouve la solution pour prouver son innocence. Mais on peut aussi voir le film comme une réflexion sur le mensonge et la fiction qui remplacent la réalité. Sur un thème proche, je trouve Anatomie d’une chute plus subtil que La Nuit du 12 de D. Moll qui assénait tout au long de l’enquête la conclusion que tous les hommes (ou presque) étaient des tueurs de femmes en puissance et « qu’il y a quelque chose qui cloche entre les hommes et les femmes ». Ici c’est sur un couple qui ne prétend pas représenter le couple en général, mais où se posent les questions de la rivalité professionnelle, de la jalousie et du ressentiment. Y voir l’apologie du marricide me semble un brin exagéré, mais vous n’êtes sans doute pas le seul à avoir fait cette lecture, ou en tous cas à penser que la femme a bien tué son mari.
      https://www.cineserie.com/news/cinema/anatomie-dune-chute-explication-fin-6423188/
      Quant à Arthur Harari il va bien, ses jours ne semblent pas en danger et il prépare son nouveau film comme auteur-réalisateur.

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