Olivier Père

Miss Oyu, Les Contes de la lune vague après la pluie et Les Amants crucifiés de Kenji Mizoguchi

Kenji Mizoguchi est le cinéaste des passions entravées et du sacrifice amoureux. Il le démontre une fois de plus avec Miss Oyu (Oyu-sama, 1951), l’un des nombreux chefs-d’œuvre de sa fin de carrière. Le film est l’adaptation d’un roman de Tanizaki. Dans le Japon traditionnel des années 40, un homme doit épouser une femme selon des coutumes ancestrales, mais il a un coup de foudre pour la sœur de cette dernière. Le mariage aura lieu, mais il ne sera pas consommé, à la demande de la jeune femme qui a compris l’attirance qu’éprouve son mari pour sa sœur aînée, et souhaite préserver la pureté de ses sentiments. Commence alors un triangle amoureux platonique qui ne va pas tarder à susciter ragots et indignation dans l’entourage familial des amants scandaleux. La jeune veuve Oyu est interprétée par la grande vedette du cinéma japonais Kinoyu Tanaka, actrice fétiche de Mizoguchi (quinze films ensemble) mais aussi de Ozu, Gosho ou Naruse, et qui s’imposa également comme une cinéaste talentueuse dans un industrie dominée par les hommes. Son beau visage inspire au héros une passion ambigüe puisqu’elle lui évoque dès le premier regard le souvenir d’enfance de sa mère défunte, image idéalisée de la femme parfaite.

Les Contes de la lune vague après la pluie (Ugetsu monogatari, 1953) figure en très haute place au panthéon des plus beaux films de l’histoire du cinéma. Le Japon à la fin du 16ème siècle. Deux couples de villageois sont pris dans la guerre civile. Kenjuro le potier ne pense qu’à faire fortune, mettant sa femme et son enfant en danger pour protéger ses marchandises contre les pillages des soldats et des pirates qui terrorisent la région. Tobeï le paysan rêve de devenir samouraï et néglige le travail aux champs, au grand désarroi de sa femme qui doit s’acquitter de toutes les tâches. Chassés de leur village les protagonistes partent se réfugier à la ville, mais maris et femmes sont séparés en cours de route. Kenjuro qui a abandonné sa famille durant la débâcle rencontre la princesse Wakasa au marché en vendant ses poteries. Fasciné par la jeune femme il la rejoint dans son manoir. Quant à Tobeï il se ridiculise dans ses efforts pour devenir samouraï et dilapide l’argent du foyer tandis que sa femme est réduite à la prostitution…

A travers plusieurs histoires dramatiques ou fantastiques dans la société féodale nippone (empruntées au recueil de nouvelles de Akinari Ueda mais aussi à Maupassant), Les Contes de la lune vague après la pluie est un film sur la condition humaine, d’une puissance et d’une justesse incomparables, fréquemment cité à juste titre parmi les plus grands chefs-d’œuvre de l’histoire du cinéma. Kenji Mizoguchi dans ce qui demeure l’un de ses films les plus ambitieux aborde ses thèmes de prédilection : la violence sociale et naturelle, la prostitution, la condition féminine, la lutte de l’homme contre ses propres démons et les obstacles extérieurs. Le cinéaste fustige la course effrénée au profit, la folie guerrière, les rêves de gloire factice. Même s’il n’entre dans aucun genre et propose une forme narrative et visuelle profondément nouvelle, le film intègre des éléments de drame historique et de récit onirique. A deux reprises Kenjuro entre en contact avec des fantômes : une princesse amoureuse qui l’ensorcelle et sa propre femme, qui continue de veiller sur lui et son enfant d’entre les morts, preuve de son indéfectible dévotion. Mizoguchi, grand cinéaste féministe, sublime le courage, l’abnégation et la sagesse de ses personnages féminins soumis à l’égoïsme, la vanité et la faiblesse morale des hommes.

Le film se termine sur une note d’espoir, avec le retour d’une paix fragile, de l’harmonie entre l’homme et l’univers, le temps de la reconstruction et la promesse d’un bonheur rendu possible par le sacrifice des femmes et la rédemption de leurs époux.

La mise en scène de Mizoguchi, d’une poésie et d’une subtilité infinies exprime à la perfection les sentiments et les tourments des personnages, ainsi que les intentions de l’auteur, par un génie de la composition et des mouvements de caméra. Le cinéaste tend à l’universalité – c’est la dimension spiritualiste de son cinéma – d’un art qui puise pourtant ses racines dans la culture et l’histoire de son pays. Ce film situé dans le Japon féodal nous parle surtout des catastrophes du XXème siècle. Réalisée dans la période de l’après-guerre le film peut se voir comme une condamnation sans appel de l’esprit belliciste nippon qui amena le pays au désastre, mais aussi comme une mise en garde contre un enrichissement et un commerce sans âme ni conscience, nouvelle forme d’impérialisme guerrier.

Les Amants crucifiés (Chikamatsu monogatari, 1954) appartient lui aussi à la conclusion de l’œuvre de Mizoguchi, débutée en 1923. Il correspond à la période de la découverte tardive de Mizoguchi en Occident, et à sa consécration dans les festivals internationaux. Il montre un artiste en pleine possession de ses moyens. Il confirme aussi le statut de Mizoguchi grand portraitiste de la femme japonaise, dans la société contemporaine ou à travers différentes époques de son pays. Qu’elles soient actrices, geishas, prostitués ou épouses, les femmes inspirent au réalisateur des histoires cruelles qui magnifient leur courage et leur abnégation.

Ce film est une splendeur absolue. L’action se déroule en 1684 à Kyoto, capitale impériale. Mizoguchi y dénonce l’asservissement des femmes dans le Japon féodal. Elles sont les premières victimes de l’hypocrisie d’une société régie par un strict système de castes. Sous le vernis des conventions triomphent le pouvoir de l’argent et de la violence masculine, y compris au sein du couple et de la famille. Le début du film nous apprend que la loi punit les femmes adultères à être crucifiées avec leur amant. Il annonce le destin tragique de l’épouse d’un riche imprimeur obligée de fuir avec un jeune employé. Une passion naîtra entre les deux fugitifs. Mizoguchi exalte l’amour comme forme ultime de résistance devant les fausses valeurs de l’ordre social. Hymne à la liberté, Les Amants crucifiés est l’un des sommets de l’art cinématographique.

 

Cycle Kenji Mizoguchi sur ARTE.tv du 15 juillet 2021 au 15 janvier 2022.

 

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