La filmographie de Tsui Hark est l’une des plus foisonnantes du monde. Avec cinquante films mis en scène (et une soixantaine de production) en quarante ans de carrière, Hark est parvenu à moderniser les genres traditionnels du cinéma chinois (films de sabres à costumes, mélodrames, comédies, films fantastiques) mais aussi à imposer sur le marché asiatique des créations hybrides qui témoignent de sa fascination pour la bande dessinée, la science-fiction et le cinéma américain. Tsui Hark a entre autres produit les premiers polars de John Woo et relancé la mode de la Sword and Fantasy et des effets spéciaux avec Zu, Les Guerriers de la montagne magique et la trilogie des Histoires de fantômes chinois dans les années 80, soit l’âge d’or du cinéma de Hong Kong. A côté de films très coûteux et ambitieux, Tsui Hark a aussi réalisé ou supervisé des comédies commerciales. Ces films divertissants au succès garanti, interprétés par les superstars locales et dénués de violence, sont programmés pendant des fêtes du Nouvel An chinois, période de l’année massivement fréquentée par un public familial. Ainsi, Tsui Hark réalise-t-il Le Festin chinois (Gam yuk moon tong) en 1995, la même année que deux autres films : le follement inventif Love in the Time of Twilight, une comédie fantastique virevoltante avec un scénario gigogne dynamité par d’invraisemblables trucages surréalistes et surtout le film de sabre ultime, The Blade, chef-d’œuvre barbare et désespéré sanctionné par un rejet sans appel du public. À côté de ces œuvres maîtresses, Le Festin chinois pourrait paraître d’une légèreté coupable. Il n’en est rien. L’enchantement immédiat qu’il inspire permet de faire l’éloge du film mineur dans la filmographie d’un grand cinéaste.
Deux ans avant la rétrocession, à Hong Kong, un sympathique voyou (Leslie Cheung, dans un autre registre que chez Wong Kar Wai, mais toujours aussi bon) qui rêve de partir au Canada rejoindre sa fiancée japonaise, entreprend de devenir cuisinier dans l’espoir d’être embauché dans un grand hôtel chinois de Toronto. Apprenti chez Maître Qin Han, il démontre une flagrante inaptitude à l’art culinaire. Le jeune homme fait la rencontre de la fille du patron, une punkette écervelée (Anita Yuen, héroïne mutine et rebelle, telles que Hark les affectionne). Anita change tous les jours de couleur de cheveux – son père cardiaque ne s’y habitue pas -, se tartine de maquillage et se colle des trucs insensés sur le visage (dans une scène, des pièces de monnaie, ce qui est très drôle). Comme les deux jeunes gens sont très agités et très immatures, et qu’ils évoluent dans une comédie de Hong Kong, leur comportement amoureux s’apparente à ceux que l’on peut observer dans la cour de récréation d’une maternelle. Ils se chamaillent donc, elle le défie, le frappe, feint de déchirer la photo de sa fiancée japonaise tandis que les réactions de Leslie ne dépassent pas l’agacement. Les étreintes du couple sont toujours accidentelles et surviennent dans des situations de catastrophes. Pour maîtriser un énorme poisson qui s’est échappé des cuisines et entreprend d’attaquer les clients du restaurant, Leslie et Anita se livrent à un corps à corps frénétique avec la bête de 100 kg. La bouche de la demoiselle rencontre celle baveuse du mérou, puis celle de Leslie Cheung. En 1995, deux actrices embrassèrent un mérou géant : Anita Yuen dans Le Festin Chinois et Asia Argento dans Le Syndrome de Stendhal de son père Dario. Cela ne s’est plus jamais reproduit à notre connaissance.
Plus tard dans le film, c’est en apesanteur que le couple procède aux premiers attouchements. Suspendue dans le vide, Anita Yuen s’accroche aux vêtements de Leslie Cheung qui se retrouve rapidement en caleçons. Ces scènes proviennent évidemment du slapstick américain, de Mack Sennett et Buster Keaton, que vénèrent les auteurs comiques de Hong Kong, Jackie Chan ou Sammo Hung en tête. Blake Edwards est l’autre grand modèle de la comédie made in Hong Kong, comme l’atteste le désopilant Michael Hui. Dans Le Festin chinois, on pense à l’auteur de La Party lorsqu’Anita Yuen, pour interrompre un début de drague dans un bar entre Leslie Cheung et une séduisante inconnue, s’empare d’un micro et massacre l’air de Carmen, dans une version disco karaoké. Ces plaisantes scènes sentimentales et burlesques, situées dans la première partie du film, appartiennent au cahier des charges de la comédie grand public hongkongaise, au même titre qu’une poursuite en voiture et une bagarre tout aussi digressives. L’originalité et la beauté du Festin chinois sont ailleurs. Dans le festin, justement. Tsui Hark a la bouillonnante idée de remplacer les combats acrobatiques des films de sabres et de kung fu par des duels gastronomiques où hachoirs, passoires et poêles remplacent sabres, lances et épées. Les maîtres cuisiniers de Tsui Hark déploient une précision et une habileté dans le maniement des ustensiles de cuisine et des aliments comparables à celles des moines du temple Shaolin et autres sabreurs manchots. Un cuisinier aux allures et aux méthodes de chef de triade vient ainsi troubler l’installation tranquille du vaudeville : Maître Wong, à la tête du Supergroup, ambitionne de conquérir le monopole de la restauration à Hong Kong. Il défie Qin Han, dans un duel dont l’enjeu sera la possession de son restaurant. Pour affronter ce redoutable adversaire, nos amis devront retrouver Maître Kit, le seul chef à connaître les règle du festin chinois, cérémonie gastronomique composée de cent huit plats se déroulant sur trois jours, où deux écoles s’affrontent, arbitrée par un jury d’experts selon les critères du goût, de la couleur, de l’odeur et de la forme. Hélas, maître Kit, abandonné par sa fiancée, est devenu épicier à Canton, et a sombré dans l’alcoolisme. L’équipe Qin Han va s’efforcer de lui rendre l’usage de ses cinq sens, par d’extravagantes méthodes. Nous sommes à nouveau dans la parodie du film de sabre (ou du mélodrame sportif) où le héros déchu doit surmonter une série d’épreuves et s’entraîner afin de reconquérir sa dignité, son talent ou l’amour d’une femme (ici les trois, Tsui Hark ne fait pas de détail). Le festin tant attendu est un festival de couleurs, d’acrobaties, de ruses et de coups de théâtre, au cours duquel la patte d’ours, la trompe d’éléphant ou la cervelle de singe (sujet d’un ultime gag) seront l’objet de l’inventivité délirante et raffiné des cuisiniers, et du réalisateur, qui fait rimer les couleurs et les plans avec une virtuosité souvent éblouissante. Le Festin chinois est donc le récit classique et optimiste d’une rédemption, doublé d’une histoire d’apprentissage. C’est aussi un film sur la jeunesse d’un pays, hésitant entre l’envie de partir voir ailleurs et la découverte de sa propre culture. Ces perpétuels louvoiements entre le monde extérieur et intérieur, le passé et le présent, sont au cœur de l’industrie cinématographique de Hong Kong, qui a souvent pris pour modèle et adapté le système Hollywoodien, comme le rappellent l’empire des Shaw Brothers, leurs studios, leurs stars, leur shawscope, puis les efforts de Tsui Hark dans les années 80, avec la volonté d’embrasser tous les genres. La recette du Festin chinois, où Hark filme les plats de nouilles sautées au bœuf comme naguère Busby Berkeley les ballets de ses chercheuses d’or, en constitue un bel exemple. Chez Tsui Hark, artiste caméléon, se rejoignent le wonder boy et le mogul, la croyance primitive et la réflexion critique, à la poursuite d’un rêve de cinéma total.
Le Festin chinois est disponible en France pour la première fois en blu-ray grâce à l’éditeur Spectrum Films, qui propose autour de ce titre une sélection de films de Hong Kong des années 80 et 90. Avec en bonus Tri-star, film inédit France de Tsui Hark où l’on retrouve un an plus tard le duo du Festin chinois.
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