Olivier Père

Le Vagabond de Tokyo de Seijun Suzuki

Le cinéma japonais regorge de cinéastes plus ou moins obscurs cantonnés dans la série B policière, fantastique ou érotique et que le public occidental a découvert progressivement, au gré des éditions DVD ou des rétrospectives dans les festivals et les cinémathèques. Aux côtés de Kato Tai, Kenji Misumi et Hideo Gosha, loin devant Koji Wakamatsu, Kinji Fukazaku ou Tatsumi Kumashiro, Seijun Suzuki demeure le cinéaste emblématique du cinéma de genre japonais. Il occupe une place cruciale dans l’histoire du cinéma nippon des années 60 car il symbolise la vague de contestation formelle et politique qui secoua l’industrie cinématographique à cette époque. Suzuki signa des films d’avant-garde tout en continuant à œuvrer, avec des fortunes diverses, au sein du système le plus commercial, industriel et hiérarchisé qui soit, en l’occurrence la société de production Nikkatsu. Suzuki, par le caractère expérimental et provocateur de ses séries B, mais aussi son discours politique virulent, devint une icône de la contre-culture japonaise, le cinéaste étendard de toute une génération d’étudiants gauchistes, de cinéphiles contestataires appelés à devenir les auteurs de demain. À l’instar des westerns italiens ou de certains films sexy réalisés en Europe à la même époque (soit autour de 1968), le cinéma de genre japonais, entre les mains d’agitateurs tels que Suzuki, sait parler aux masses et aux intellectuels. Il est révolutionnaire car il a décidé de faire voler en éclats des valeurs qui sont à la fois celles de la narration et de la mise en scène classiques, mais aussi celles de la société japonaise, de ses traditions et de ses tabous. Le cinéma de Suzuki tourne en dérision les dogmes et les règles de toutes sortes, et il invente de surcroît de sombres héros, nouvelles idoles qui prennent l’identité de tueurs brutaux ou de voyous des faubourgs. Un vent de rébellion souffle sur le Japon, et Suzuki capte les élans de la jeunesse comme il réussit à retranscrire avec justesse et intelligence l’état d’esprit du peuple japonais au lendemain des pages les plus tragiques de son histoire. Un esprit aussi frondeur que Suzuki n’allait pouvoir s’exprimer qu’une brève décennie. Son travail est en effet marqué par de perpétuels conflits avec ses employeurs, qu’il ne cessa d’indisposer et de scandaliser. Après avoir dynamité les conventions du film de yakuza durant les années 60, avec des polars violents et stylisés prenant de plus en plus de liberté avec le scénario, Suzuki est licencié de la Nikkatsu. Sa carrière ne s’en relèvera jamais, malgré quelques éclats épars jusqu’au début des années 2000. Le Vagabond de Tokyo (Tôkyô nagaremono/Tokyo Drifter,1966) est l’un des sommets de l’âge d’or de Suzuki à la Nikkatsu. C’est un film de yakuza maquillé en tragédie musicale pop, avec des passages chantés dans des cabarets déserts et gigantesques ou des paysages enneigés. Le cinéaste se montre à l’apogée de son style flamboyant et ironique. Le Vagabond de Tokyo est la ballade d’un gangster errant, surnommé Le sphinx et condamné à la solitude, qui traverse le Japon avec des tueurs à ses trousses. Irracontable, le film privilégie la sensation au sens et cultive un goût de la confusion allié à un soin extrême et volontiers tapageur accordé à la composition des plans, aux ruptures de tons et aux recherches picturales souvent sidérantes. Le Vagabond de Tokyo enchaîne les plans monochromes, se transforme en symphonie de couleurs où des séquences entièrement jaunes reviennent cycliquement, entrecoupées d’éclairs de violence et de poésie.

Disponible gratuitement sur ARTE.tv du 1er juin au 29 septembre 2020, dans le cadre d’un cycle consacré au cinéma de genre asiatique. Le film est également édité, avec d’autres titres de S. Suzuki, en combo DVD et Blu-ray chez Elephant.

Catégories : Actualités · Sur ARTE

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *