Olivier Père

Entretien inédit avec Jean-Claude Brisseau

C’était le 10 juillet 2003, dans un café de la rue Maubeuge, à quelques numéros de son appartement. Je me souviens des circonstances de cette rencontre. J’avais proposé à un mensuel à l’existence éphémère un entretien avec Jean-Claude Brisseau qui ne sera jamais publié. Entre-temps, la Société des Réalisateurs de Films venait de me désigner comme le prochain délégué général de la Quinzaine des réalisateurs. Parmi les cinéastes français, Jean-Claude Brisseau était un nom important pour moi. Je l’avais déjà croisé au moment de la sortie des Savates du bon dieu et à la Cinémathèque française, où je travaillais au service de la programmation, à l’occasion d’une première rétrospective de ses films au Palais de Chaillot – la seconde sera notoirement annulée fin 2017, dans un « souci d’apaisement » en pleine affaire Weinstein. Comme de nombreux cinéphiles, j’avais été impressionné par Choses secrètes, que j’avais vu à sa sortie en octobre 2002. Le film marquait une étape importante dans son œuvre car il abordait de front un sujet autour duquel il tournait depuis des premiers essais en super 8. Le sexe, et comment le mettre en scène. J’avais envie de revenir avec lui sur ce film et aussi sur ses futurs projets. J’ai préféré ne retenir que les propos rapportés de Brisseau, beaucoup plus intéressants que mes interventions. Avec lui, une interview se transformait rapidement en monologue, ou plutôt en cours magistral. Brisseau était intarissable sur des questions qui le passionnait et sur lesquelles il avait beaucoup réfléchi. En l’écoutant parler, il devenait évident que Brisseau avait ouvert une boîte de Pandore. Cette quête effrénée d’une forme de vérité nouvelle dans la représentation du sexe, avec sa part de naïveté et en dehors des barrières de la plus élémentaire prudence, allait se révéler lourde de conséquences. Pour paraphraser Camille Nevers dans son bel hommage publié dans Libération d’aujourd’hui, Brisseau allait prendre cher. Il savait au moment de cet entretien que des plaintes allaient être déposées contre lui. Le projet de film que Brisseau évoque dans le premier paragraphe deviendra Les Anges exterminateurs, présenté à la Quinzaine des réalisateurs en 2006.

 

 

« Mon prochain film sera le complément de Choses secrètes. Le projet original de Choses secrètes devait me permettre de revenir à mes premières amours. J’ai débuté en réalisant un film en super 8 sonore, en 1975. J’avais le principe scénaristique suivant : le matin je discutais avec les comédiens, je les enregistrais puis je réécrivais le dialogue à partir de nos discussions pendant qu’ils allaient faire les courses ou la cuisine. Ils apprenaient leurs répliques dans l’après-midi et on commençait à tourner vers 17 heures. Nous étions bien sûr en vacances. Il y avait un côté non pas improvisé mais semi improvisé qui m’avait beaucoup intéressé, et j’ai toujours eu envie de revenir à ça. À l’origine de Choses secrètes je voulais prendre des filles qui trouvaient du plaisir à faire des petites transgressions dans le domaine de la sexualité, et les suivre. Je n’ai pas pu le faire, et j’ai finalement réalisé un film beaucoup plus structuré. Choses secrètes est selon moi une version féminine de De bruit et de fureur sur le sexe. J’ai décidé de faire un petit film sur le principe de Huit et demi ou Bande à part où j’essaie de reprendre ce que je n’ai pas pu faire avec Choses secrètes. Mais ce projet est en train d’évoluer et je m’achemine à nouveau vers un scénario totalement écrit. Ce sera mon dernier film concernant le sexe et la manière de le montrer au cinéma. Je sais que cela choque certaines personnes mais je pense que dans le domaine du sexe, finalement, quand il s’agit de déclencher le désir, il n’y a pas beaucoup d’expériences satisfaisantes au cinéma. Il y a peu de films qui mettent en scène la sensualité comme Hitchcock par exemple a mis en scène la peur. C’est ce que j’ai voulu faire dans Choses secrètes, et j’ai encore envie de créer du suspense avec le sexe, et éventuellement de la poésie en y ajoutant des éléments surréalistes. On va voir si ça marche. »

 

« Le sujet de la jouissance féminine n’a pas été tellement traité au cinéma. Il est très difficile, sauf par le langage, d’évoquer la jouissance. Je souhaiterais y arriver avec des moyens visuels. Sur cette question, un des points de départ fondamentaux a été pour moi un projet de film sur la vie de Béatrice Saubin, avec une vedette. J’avais une séquence de scène d’amour entre deux femmes dans une prison. J’ai prévenu la comédienne que cette scène constituait un cliché et un fantasme masculin. À l’époque je ne savais pas que c’était également un fantasme féminin. Le problème de fond était le suivant : je n’avais jamais vu deux femmes en train de faire l’amour. En général, quand un couple fait l’amour, il n’y a pas une troisième personne présente pour voir comment cela se passe.

Il fallait que je sache où mettre ma caméra, ce que j’allais filmer, pendant combien de temps.

Ma femme m’a fait remarquer que j’avais déjà filmé des meurtres – dans Un jeu brutal – sans me sentir obligé d’assister à de véritables morts violentes. J’avais utilisé une expérience cinématographique, en m’inspirant de Alfred Hitchcock et de Fritz Lang. Le cinéma a en effet l’expérience de presque toutes les émotions humaines, sauf le sexe.

Il y a bien sûr l’expérience – récente – du cinéma pornographique. Mais c’est en général le degré zéro, un ou deux de l’écriture cinématographique. Même pour des séquences très simples, le sexe est difficile à filmer. Imaginons que l’on veuille filmer des amants dans une situation d’extase. Comment traduire l’extase par des images ? Des filles prétendent qu’elles vivent une expérience mystique en se caressant. Mais c’est un sentiment intime qui échappe totalement à la personne qui l’observe. Il est extrêmement délicat de retranscrire un tel sentiment. Cela implique les comédiennes, la place de la caméra, le découpage (si vous choisissez de découper la scène).

Dans Choses secrètes, il y a une séquence clé où l’on voit une fille apprendre à simuler un orgasme. La première fois, ce n’est pas très violent puis elle recommence une seconde fois. C’est le prototype du mensonge, mais il faut absolument que les spectateurs – les hommes et surtout les femmes – aient l’impression qu’elle ne simule pas. Une séquence comme celle-là dure généralement plus de trois minutes dans la vie. Il ne fallait pourtant pas que je dépasse cette durée ni que je joue sur le découpage, pour une raison simple : si je découpe, le spectateur aura l’impression que c’est artificiel, qu’il y a tricherie. Or je veux absolument que l’on voie le mensonge en acte. Il faut donc laisser un plan séquence et que l’actrice se donne totalement. Il est difficile de réunir tous ses éléments, surtout que la comédienne ne peut pas recommencer la scène trop souvent. Je ne peux pas comme chez Bresson refaire la prise soixante fois. Si jamais il y a un défaut technique, tant pis. Lors d’une scène le son a décroché. Dans un certain nombre de séquences érotiques l’équipe technique n’était pas là, c’est moi qui tenais le cadre.

Quand on regarde certains films des années 50, 60 et 70, où l’on voit les doigts d’une fille qui se crispent sur les draps pour donner l’impression qu’elle jouit, on se dit qu’on ne peut plus faire ça maintenant. Mais je ne peux pas non plus faire un film qui sera classé X, ni rester à la surface comme dans les téléfilms érotiques de M6. J’ai besoin d’une authenticité y compris dans la tricherie. Contrairement à Catherine Breillat, je cherche à déclencher le désir du spectateur. Si je veux faire de la poésie ou du suspens, je suis obligé de déclencher l’émotion du spectateur, donc j’ai besoin de filles qui puissent être troublantes devant une caméra, et être bonnes comédiennes. On m’a demandé pourquoi je ne prenais pas des filles qui viennent du X, à qui j’apprendrais à jouer la comédie, ce qui est possible. Mais pour elles, il n’y a pas de petites transgressions, le sexe est trop facile, évident. Il est difficile de chercher sur elle le sentiment de gêne ou d’inquiétude.

Un autre problème se pose pour les comédiennes.

Contrairement aux États-Unis, il est délicat en France de faire tourner nues de jeunes actrices qui refusent, de peur d’être cataloguées.

Pour Choses secrètes, si j’avais obtenu des noms célèbres, j’aurais eu plus de budget et donc j’aurai pu soigner davantage la photographie. Mais quand on tourne des séquences érotiques comme celles de mon film, si jamais cela devient trop léché, on tombe dans le maniérisme alors qu’il fallait rester simple, mais stylisé. Pour que les comédiennes soient troublantes, il faut déclencher leur exhibitionnisme. Tout le monde n’accepte pas forcément. Quand je travaille avec les comédiens, je cherche l’authenticité et l’émotion. Les filles qui jouent dans mon prochain film n’ont jamais fait de cinéma. Elles ont des choses difficiles à faire, comme dix pages de texte à apprendre, avec des séquences qui reposent uniquement sur le dialogue. Vanessa Paradis était douée pour le cinéma, mais je l’obligeais avant de dire son texte de se rappeler d’un événement de sa vie personnelle ou professionnelle, qui pouvait se rattacher à la scène. Aujourd’hui dans ses films, elle joue bien, mais je vois son jeu. Or dans Noce blanche il ne fallait surtout pas qu’on la voie jouer, pour des raisons dramatiques. Le film épouse une structure mélodramatique, et le spectateur ne sait pas trop si la fille est une salope ou une gentille. La vie du type est brisée, mais à la fin du film, on s’aperçoit que les choses ne sont peut-être pas aussi simples. Pour que cela soit crédible et que les gens soient surpris, il faut que rétroactivement on puisse se dire que la fille était sincère. Il fallait conserver des éléments de maladresse dans son jeu, une détresse dans son regard qui lui donne l’aspect d’un petit oiseau tombé du nid, y compris quand elle est toute nue, qui élimine toute idée de perversité.

J’ai pu y arriver parce qu’elle s’y est prêtée et qu’elle avait ça en elle. J’ai péché par orgueil en pensant que je pouvais obtenir cela de tout le monde, mais ce n’est pas vrai. Je me suis rendu compte que c’était beaucoup plus dur avec certains acteurs professionnels, qui n’ont pas l’habitude de se livrer à ce point.

On retrouve cette authenticité du regard chez les grands acteurs du cinéma américain, et c’est ce qui en fait des stars. Ils possèdent la présence, le magnétisme et cette authenticité. Ce n’est pas la peine de chercher plus loin pourquoi Gary Cooper, Robert Redford ou John Wayne sont devenus des stars internationales. On peut voir film par film l’évolution de leur jeu, et l’intervention des metteurs en scène. Pour eux la naïveté est une force. En France c’est un défaut, et les comédiens français ne veulent pas jouer les naïfs, ce qui est une erreur. Dans Sergent York de Howard Hawks, Gary Cooper joue un personnage à la limite de la connerie, et pourtant il devient un héros mythique. Dans la version doublée en français, le personnage parle comme un demeuré, ce qui n’est pas le cas dans la version originale. Gary Cooper ne joue pas l’idiot du village, il joue la sincérité totale, la candeur, juxtapose la naïveté et l’héroïsme dans la même phrase. Ce naturel implique un travail énorme. »  

« Maintenant que les idéologies politiques ont disparu, le grand sujet de préoccupation reste le sexe, toujours au cœur des pulsions avec la soif d’argent et de pouvoir. Ce sont les émotions les plus fortes qui dirigent le comportement de gens.

On a dit que Choses secrètes est un film marxiste. Je me suis récemment rendu compte des similitudes qui existent entre le personnage de Sylvie Vartan dans L’Ange noir et celui de Coralie Revel dans Choses secrètes. Dans les deux cas ce sont des personnages obligés de mentir, qui jouent la comédie à l’intérieur d’une aventure totalement passionnelle, qui souffrent à cause de l’homme dont elles sont follement amoureuses et qui les domine, et qui le tuent. Je n’avais pas conscience de cette ressemblance à l’écriture du scénario. C’est la préparation de L’Ange noir qui m’a donné envie de faire Choses secrètes. »

« Je n’aime pas le naturalisme. Je recherche dans mes films une forme de vérité probablement inaccessible. D’où leur style et la manière dont ils sont faits. Je suis beaucoup frappé par la force de l’inconscient. La dimension sociale de Choses secrètes est née de manière inconsciente, mais elle est indiscutable. »

 

 

 

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