Le cinéma de Kitano fut une révélation majeure des années 90. Sa découverte, à l’instar de plusieurs grands auteurs asiatiques, se fit de manière désordonnée en France. Ses films y connaissaient comme dans les autres pays occidentaux une distribution tardive et anarchique qui ne respectait pas l’ordre des sorties japonaises. Cette année, deux éditeurs et distributeurs ont permis une nouvelle vie aux meilleurs titres de ce cinéaste polyvalent désormais perdu de vue et en sortie de route artistique, mais dont il ne faut pas sous-estimer ni oublier l’importance, entre 1989 (Violent Cop) et 2003 (Zatoichi).
Après la redécouverte en salles ou en blu-ray des merveilleux A Scene at the Sea (1991), Kids Return (1996), Hana-bi (1997) et L’Eté de Kikujiro (1999) grâce à La Rabbia, c’est au tour de Wild Side de nous permettre de revoir les trois premiers films criminels de Kitano en éditions individuelles Blu-ray et DVD, en vente à partir du 7 novembre : Violent Cop (1989), Jugatsu (1990) et Sonatine (1993), le titre qui lui permettra d’accéder à un début de reconnaissance critique internationale, grâce à sa présentation au Festival de Cannes et sa distribution hors du Japon.
Commençons par Jugatsu, ou la colère du pitre. Deuxième long métrage de Kitano, Jugatsu permet de découvrir une esquisse déjà pleine et maîtrisée de toute l’oeuvre à venir de Takeshi Kitano, comique furieux capable de dérapages déconcertants, aussi violents que burlesques.
Jugatsu avait d’abord été diffusé en vidéo en France sous son titre anglo-saxon (Boiling Point), avant de sortir en France neuf ans après sa réalisation, après Sonatine, Kids return, Hana-bi (Lion d’or à Venise) et Violent cop.
Premier projet véritablement personnel de Kitano, puisque Violent cop devait être initialement réalisé par Kinji Fukasaku, vétéran du cinéma de genre japonais, Jugatsu montre un cinéaste déjà en pleine possession de ses moyens de cinéaste. Toutes les caractéristiques de son oeuvre, tant esthétiques que thématiques (les yakuzas, le sport et l’humour noir), sont présentes ici, sous la forme d’un somptueux essai, plus proche de la perfection que du brouillon, qu’on a le droit de préférer à des films plus maîtrisés. Même s’il faut plusieurs visions à un spectateur inattentif ou peu habitué à l’art de Kitano pour recoller les morceaux du puzzle, Jugatsu est un roman d’apprentissage déréglé et absurde, celui d’un jeune garçon presque autiste, presque muet, à l’impassibilité maladive, employé dans un garage, qui rate lamentablement sa vocation de joueur de base-ball et s’engage sur la voie d’une hypothétique carrière de yakusa, après avoir répondu aux coups d’un jeune caïd. Il se retrouve vaguement associé à un yakuza marginal (Kitano lui-même, qui apparaît sans crier gare au milieu du film, sans doute pour rassurer ses producteurs et ses admirateurs), qu’il suit dans ses dérives alcooliques, sexuelles et violentes.
A première vue, Jugatsu se présente comme une suite de scènes (saynètes ou sketches, héritage télévisuel de Kitano) bizarres, drôles ou choquantes, ou s’exprime l’iconoclastie de Kitano qui compare le sport et le gangstérisme, réduits à des manifestations de codes et de signes qu’il s’amuse à bafouer. Inadapté à la vie, au jeu et à la société, symbolisée ici par le monde des yakuzas, avec ses règles quasi féodales de soumission hiérarchique, ici poussées à l’extrême, le jeune antihéros est le spectateur inexpressif de la folie de cet univers autarcique. Dans la scène la plus tordue du film, Kitano ordonne à son second de baiser sa maîtresse sous ses yeux, puis le sodomise en rigolant ! Kitano met donc les pieds dans le plat en ridiculisant l’empire des signes, l’obsession nippone de la compétition et de l’humiliation, et en explicitant l’homosexualité des rituels machistes des yakuzas.
Caricaturiste à l’humour défiant toute notion de bon goût, Kitano est également un styliste. Si ses blagues scatologiques ou sexistes sont joyeusement vulgaires, sa mise en scène est d’une beauté stupéfiante, limpide, précise et sèche comme une esquisse. Chaque gag, chaque explosion de violence est méticuleusement construit ; les accidents qui viennent parsemer le récit de façon totalement inattendue sont traités sur le mode de l’ellipse, tandis que des actes de violence (meurtres ou coups) sont montrés selon les deux principes de la surprise et de la répétition, qui arrivent à constamment déstabiliser le spectateur dans sa perception du film, à la fois comédie du dérèglement et de l’inadaptation, récit initiatique, néo-polar, rêverie surréaliste.
La conclusion de Jugatsu dévoile la construction temporelle ahurissante du film. Elle invite à penser que l’ambition de Kitano dès ses premiers pas derrière la caméra était vraiment hors-norme, et que son grain de folie était loin d’être feint.
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