Nul doute que la disparition récente de Johnny Hallyday a accéléré la restauration et la ressortie prochaine du Spécialiste (Gli specialisti, 1969) projeté ce soir au cinéma de la plage du Festival de Cannes, dans une version en 4K. L’époque nous apporte bien des surprises, parmi lesquelles une attention nouvelle portée à des films longtemps méprisés par les histoires officielles du cinéma, considérés comme de simples produits commerciaux destinés à la consommation courante puis à l’oubli. Cette nostalgie fétichiste doublée d’une réhabilitation critique a rapidement concerné la carrière de Sergio Corbucci, qui a alimenté les filons successifs du cinéma populaire italienne, signant d’abord des péplums puis des westerns et enfin des comédies. Certains de ses westerns, comme Django, El mercenario, Companeros ou Le Grand Silence lui ont assuré une gloire internationale assez légitime, mais une large part de sa filmographie demeure méconnue et contient quelques réussites plus confidentielles en dehors de l’Italie, comme Deux Grandes Gueules ou Le Pot de vin. La Cinémathèque française, lui consacrera une rétrospective estivale du 9 au 29 juillet, en même temps que Robert Bresson. Entretemps, Carlotta aura ressorti dans les salles Le Spécialiste, avec deux autres films sortis des oubliettes et interprétés par Johnny Hallyday, dont Point de chute de Robert Hossein, sans nul doute un must-see du bis tricolore.
Le Spécialiste a longtemps porté la présence de Johnny en tête de son générique, dans le rôle d’un pistolero solitaire, comme un boulet. Le chanteur avait beau caler son jeu sur celui de Clint Eastwood période Sergio Leone et tout miser sur son regard bleu acier, nombreux furent ceux qui le jugèrent – à raison – moins crédible que Franco Nero ou Jean-Louis Trintignant dans l’univers violent de Sergio Corbucci. Mauvais procès pour un film que ne vaut pas seulement pour la présence incongrue de l’idole des jeunes dans un western tourné dans les Dolomites, et se révèle autre chose qu’un sous-produit bâclé et un titre mineur de l’inégal Corbucci. Le Spécialiste est une histoire de vengeance et de trésor caché dans une petite communauté rongée par la peur, la corruption et la culpabilité qui renvoie à une certaine tradition du western américain. L’originalité du film de Corbucci réside dans son commentaire politique sur l’Italie de la fin de années 60. Comme à l’époque du Maccarthysme à Hollywood, Corbucci ne se prive pas de glisser des allusions directes au contexte politique de son pays au moment du tournage. Le cinéaste au tempérament anarchiste, sceptique devant tout forme d’idéologie, réputé pour son cynisme, y montre un shérif impuissant à faire respecter la loi dans sa ville, malgré ses bonnes résolutions et sa croyance en la justice et la démocratie. Il sera trahi, humilié et finalement exécuté à la fois par ses concitoyens, d’horribles bourgeois prêts à tous les crimes pour conserver leurs privilèges et récupérer de l’argent volé, une horde de bandits mexicains et des jeunes vagabonds qui profitent du chaos déclenché par des luttes intestines pour accéder au pouvoir. La scène où ils obligent les notables de la ville à se déshabiller et à ramper nus dans la rue principale et le moment anthologique du film, réponse anar aux happenings hippies. Il n’est pas difficile de reconnaître dans ce tableau d’apocalypse d’un système démocratique incapable de se défendre contre de multiples agressions un tableau de l’Italie d’après-guerre. On y retrouve les liaisons dangereuses entre politiciens de la Démocratie Chrétienne et la mafia, et la dérive des mouvements contestataires gauchistes issus de Mai 68 vers des actions violentes. Le Spécialiste transpose dans une petite ville des montages américaines cette « stratégie de la tension » qui installa un climat de violences et de troubles politiques particulièrement pesant en Italie entre le milieu des années 60 et la fin des années 70. De manière plus superficielle, il exprime aussi un mépris pour les jeunes hippies libertaires et hirsutes, présentés comme de vils opportunistes sans morale ni courage contrairement aux vrais bandits. Mépris que devait partager Corbucci avec son interprète, qui avait chanté « cheveux longs idées courtes » en 1966 en riposte aux élucubrations d’Antoine. Au-delà que ce sous texte politique présent dans d’autres westerns italiens de l’époque, Le Spécialiste se signale par quelques éclairs de sadisme, moins appuyés que dans Django ou Le Grand Silence. Corbucci n’oublie pas les excès carnavalesques qui établirent la réputation de ses westerns. Johnny et sa cote de maille qui lui sert de gilet pare-balle exécute sommairement un nombre impressionnant de brutes patibulaires et subit aussi des mauvais traitements, le corps supplicié tel un Christ sale et mal rasé. Le Spécialiste bénéficie de la présence d’excellents acteurs dans les rôles secondaires : Gastone Moschin en shérif aussi inefficace qu’obstiné, Françoise Fabian en femme forte avec un bel appétit sexuel, Mario Adorf en bandit estropié suivi en permanence de son biographe, un enfant qui note tout ce qu’il dit et fait, jusqu’à son dernier soupir. Autant de personnages truculents qui entourent Hud, l’homme qui n’a pas d’amis, au risque d’accentuer le manque de charisme de son interprète.
Une présentation de TF1 Studio. Version intégrale inédite restaurée en 4K à partir du négatif image original Technicolor-Techniscope et des magnétiques français et italiens par TF1 Studio. Travaux numériques effectués par l’Image retrouvée, Paris-Bologne.

Johnny Hallyday dans Le Spécialiste de Sergio Corbucci
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