Il aura fallu attendre plus d’un an pour que ce film sorte dans les salles françaises. Présenté en séance spéciale, hors compétition (pourquoi donc?) Creepy (Kurîpî: Itsuwari no rinjin) de Kiyoshi Kurosawa était l’un des meilleurs films découverts durant la Berlinale en 2016, toutes sections confondues. Une assertion guère surprenante si l’on considère que Kiyoshi Kurosawa compte parmi les quelques cinéastes qui dominent aujourd’hui le cinéma mondial, et dont on peut attendre chaque nouveau film avec un mélange de confiance et d’excitation. C’est d’autant plus vrai que Kurosawa, après la halte forcée provoquée par l’échec commercial de son pourtant génial Tokyo Sonata en 2008 a repris du poil de la bête et enchaîne désormais les tournages, deux par an en moyenne, avec un stakhanovisme qui rappelle la frénésie créatrice de ses débuts*. Consacré maître du cinéma depuis belle lurette par la critique internationale, Kurosawa ne rechigne pourtant pas à accepter des commandes, de films pour la télévision ou des projets qui se coulent sans ambages dans le moule de la production nippone, visant en priorité le marché local qui a depuis longtemps tiré un trait sur le cinéma de création ou les introspections auteuristes.
Creepy est un pur film de genre, adapté d’un best seller de Yutaka Maekawa – caractéristique de tous les films commerciaux japonais, qui ont besoin d’un matériau littéraire préexistant pour s’assurer les faveurs du grand public – , produit et distribué par la Shochiku, l’une des plus importantes major companies historiques du pays.
Après des drames psychologiques teintés de fantastique ou des incursions dans le film de fantômes et la science-fiction Creepy permet à Kurosawa de renouer avec le thriller, genre qu’il avait brillamment illustré avec Cure, le film qui lui avait permis d’accéder à la reconnaissance internationale. Cure revisitait la figure du tueur en série, en s’inspirant des films du renouveau du thriller américain réalisés par Jonathan Demme ou David Fincher dans les années 90, mais aussi des études criminelles de Richard Fleischer comme L’Etrangleur de Boston. Creepy perpétue cette filiation, entre néo-classicisme et postmodernité, évoquant aussi bien le cinéma de Hitchcock que de Tobe Hooper, l’un des cinéastes préférés de Kurosawa. Le film reprend une idée chère à Hitchcock, celle du danger qui se cache sous la banalité, de la menace que peut soudain représenter le plus anodin des détails quotidiens, du dérèglement de la routine familiale, comme dans L’Ombre d’un doute et Fenêtre sur cour.
Takakura est un ancien détective de la police de Tokyo qui a démissionné de ses fonctions après un incident traumatique que l’on découvre dans le prologue – la tentative d’évasion meurtrière d’un tueur psychopathe – et qui est désormais professeur de criminologie à l’université. Il déménage pour s’installer dans une paisible banlieue afin de rechercher le calme et la tranquillité avec son épouse. Le couple qui veut faire une visite de politesse à ses nouveaux voisins découvre le comportement étrange de l’un d’entre eux, dont on ne voit jamais l’épouse et dont la petite fille semble terrifiée. Takakura commence progressivement à suspecter que le voisin est un tueur fou qui pénètre dans les demeures et s’empare de la vie des gens, en s’emparant de l’identité du patriarche. Avec l’aide d’un jeune inspecteur de police il mène une enquête secrète et fait la découverte d’une ancienne affaire criminelle non résolue, qu’il relie à son mystérieux voisin. Malgré ses recommandations, son épouse Yasuko continue de rendre visite à ce dernier en son absence…
Construit sur une progression dramatique et un suspens intenses, Creepy est un pur film de mise en scène, qui confirme la maestria de Kurosawa dans le domaine du thriller psychologique, la précision clinique de ses mouvements de caméra, son sens du cadrage au cordeau. Cette virtuosité visuelle repose sur la précision du récit. Les films les plus réussis de Kurosawa sont toujours écrits ou coécrits par lui, et cela se confirme ici. Kurosawa s’empare d’un matériau classique pour le transformer en histoire personnelle, qui rejoint ses préoccupations récentes. Dans un registre totalement différent que son film précédent, Vers l’autre rive, Creepy est aussi la radioscopie d’un couple sans enfant qui traverse des épreuves douloureuses mettant leur amour à l’épreuve de la mort.
Comme dans Cure Kurosawa dresse le portrait atypique d’un redoutable tueur psychopathe, invisible et manipulateur, véritable docteur Mabuse plongé dans le décor tranquille d’une banlieue pavillonnaire. Dans Creepy le monstre à visage humain se comporte à la manière d’un parasite qui supprime ses victimes pour prendre leur place dans leur propre demeure, au sein de leur famille. Le maniaque possède la particularité de ne (presque) jamais tuer lui-même, déléguant cette tache à ses proies qu’il soumet par l’usage de la drogue – qui remplace ici l’hypnose de Cure. Le film contient des scènes de violence glaçantes qui montrent l’organisation méthodique mêlée d’audace du tueur en série, qui conserve les corps – vivants ou morts – de ses victimes dans la cave de la maison. Cela donne lieu à des passages vraiment dérangeants, intrusion de l’explicite le plus sordide – la conservation des cadavres dans des sacs plastique sous vide – au sein d’un film qui pratique l’art de la suggestion. Le thème du génie du mal et de son emprise sur le commun des mortels a rarement été aussi bien illustré au cinéma. Un chef-d’œuvre de plus signé Kurosawa.
*Depuis Creepy, Kiyoshi Kurosawa a réalisé en France Le Secret de la chambre noire et Avant que nous disparaissions, passionnant film de science-fiction découvert cette année à Cannes dans la section Un Certain regard.
Creepy sort en salles mercredi 14 juin, distribué par Eurozoom.
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