Olivier Père

Cannes 2016 Jour 2 : rencontre avec Bruno Dumont

 

Ma Loute de Bruno Dumont sort vendredi 13 mai dans les salles françaises, le même jour que sa présentation au Festival de Cannes, en compétition. A cette occasion, rencontre avec le cinéaste qui persiste et signe dans une veine tragicomique, sans équivalent dans le cinéma contemporain.

 

Quel est le point de départ de Ma Loute ?

 

J’ai construit le scénario autour de cartes postales. Comme pour beaucoup de villages français il existe une série de cartes postales anciennes représentant Ambleteuse-Plage. L’une des cartes postales qui m’avait le plus marqué montrait les passeurs de la Baie de la Slack, avec des gens du pays qui faisaient traverser une rivière aux bourgeois. C’est le point de départ du film. J’ai vu le parc à huitres, l’épave de bateau sur des cartes postales. Dans le scénario, j’ai relié des cartes postales entre elles. Comme l’action se déroulait en 1910 et que je tournais en 2015, nous rencontrions des anachronismes comme des bâtiments modernes, des bateaux et des avions dans le cadre. Il a fallu procéder à un travail très important d’effacement. Pour la première fois j’ai dû recréer un paysage imaginaire, qui provient de vieilles cartes postales. Quand je donnais des instructions au peintre numérique, je lui demandais de s’inspirer des cartes postales. Cette représentation du Nord-Pas-de-Calais-Picardie appartient au passé. Aujourd’hui la Baie de la Slack ne ressemble plus du tout à ce que l’on voit dans le film. J’avais envie de sortir du contemporain.

 

Ma Loute survient après P’tit Quinquin, mini série qui a rencontré un grand succès lors de sa diffusion sur ARTE.

 

Ce qui m’intéresse dans un projet de film c’est la prise de risque nécessaire pour qu’on éprouve du plaisir à le faire. Il y avait d’abord le bon souvenir de P’tit Quinquin – mais qui était une expérience de télévision. Nous avions choisi une manière d’écrire et de tourner qui était propre à la télévision. Avec Ma Loute j’avais envie d’être plus cinématographique dans l’image et dans les sentiments, d’approfondir les choses. Il y avait surtout le rire et le grotesque qui m’intéressent particulièrement maintenant. Je voulais développer ce que j’avais commencé dans P’tit Quinquin, notamment avec les membres de la famille Van Peteghem qui sortent du réel. Je commence à m’extraire d’un soi-disant naturalisme qu’on m’avait prêté à mes débuts et qui n’en était déjà pas un.

 

L’originalité de Ma Loute c’est le mélange des genres, qui va du burlesque au mélodrame en passant par le film d’horreur et la reconstitution historique…

 

J’ai envie de faire rire et pleurer, de plonger le spectateur dans des bains successifs d’émotions contradictoires. Je pense que la peur passe par des moments de sécurité, que le bonheur et le rire passent par des moments d’angoisse. On pleure parce qu’on a ri avant, c’est dans la nature des choses. Le point de départ de Ma Loute est une préparation chimique où tous les éléments sont prêts au repos, et dont le mélange va provoquer une explosion. Victor Hugo revendiquait le mélange des genres, le croisement des couleurs, c’était quelque chose qui existait davantage dans l’art du XIXème siècle et au début du cinéma. L’industrie du cinéma a cherché à structurer et à canaliser les genres pour mieux les densifier. Mais quand je vois un film d’horreur, même s’il est extraordinaire, il y a toujours quelque chose qui me frustre. Il y manque le contraire de l’horreur.

 

Le film travaille à sa manière un thème courant dans la comédie qui est la rencontre de deux êtres ou de deux groupes dissemblables.

 

Nous nous trouvons devant les deux extrémités sociales, avec deux familles que tout oppose. Mais ces extrémités sont poussées à leur limite puisque les deux familles sont monstrueuses. Cela crée une dualité puissante, mais aussi une attraction très forte. La naissance du sentiment amoureux est fabuleux car porté par des forces contraires.

Le burlesque et le comique travaillent aussi les contraires. Le monde du burlesque est un monde très simple divisé en deux : le grand et le petit, le gros et le maigre… Ces oppositions déclenchent le rire. On simplifie le réel pour organiser des chocs prévisibles, qui engendrent la comédie. Dans Ma Loute je grossis le trait, je suis dans la version grotesque de mes films précédents. Je m’aventure dans des zones où je recherche le grotesque de la grâce. Cela m’intéresse de monter en puissance dans le lyrique et de trouver le rire dans des situations édifiantes, sérieuses. J’aime bien me moquer. Il est assez plaisant de déboulonner les statues.

Dans Ma Loute il y a des culbutes, des glissades, des chutes qui font rire, en opposition à une forme de cinéma que je faisais avant et qui était bien installé sur son socle. Les choses prétentieuses vont tomber. Je pense avoir trouvé la bonne distance.

 

Après Camille Claudel 1915 c’est la deuxième fois que tu diriges Juliette Binoche et Jean-Luc Vincent, rejoints dans Ma Loute par Fabrice Luchini et Valeria Bruni Tedeschi.

 

Je n’avais pas besoin d’acteurs professionnels dans les films précédents. Pour interpréter des personnages aussi « perchés » que les membres de la famille Van Peteghem il me fallait des virtuoses de la composition. Ce sont des personnages très fabriqués et des acteurs dits « professionnels » y trouvent leur place naturelle. Le déclic a eu lieu avec Camille Claudel 1915 où pour composer le personnage d’une artiste, Camille Claudel, je suis allé chercher une autre artiste, Juliette Binoche. Pour interpréter un paysan j’allais chercher un paysan. Ce n’est pas si différent. Ma démarche est la même depuis le début et l’arrivée de Fabrice Luchini est normale par rapport au sujet de Ma Loute et au personnage d’André Van Peteghem.

Un acteur non professionnel travaille avec trois notes. Un personnage comme André Van Peteghem, c’est une partition pour double clavier. Cela demande un réglage compliqué, et un interprète talentueux.

J’ai tout de suite dit à Fabrice Luchini que le cinéma qu’il faisait ne n’intéressait absolument pas. Ce qui m’intéressait, c’était sa qualité d’acteur. Son métier consiste à composer autre chose que ce qu’il est dans la vie. Je lui ai proposé d’être un autre. Je pense qu’il a le talent pour le faire mais il n’en a pas l’habitude. Le cinéma français est actuellement dans une veine très sociologique où l’acteur joue ce qu’il est. Il y en a qui adorent mais moi je n’aime pas. J’ai dit la même chose à Juliette Binoche et à Valeria Bruni Tedeschi. Ce qui m’intéresse, c’est de les contrarier et de révéler quelque chose en eux. Ce sont des acrobates. C’était passionnant de leur faire composer des personnages farfelus, et de les voir affronter leurs peurs. J’ai mis beaucoup de temps à les convaincre de sortir de leurs gonds. Les acteurs aiment qu’un réalisateur puisse les emmener dans des territoires inespérés.

Valeria Bruni Tedeschi et Fabrice Luchini dans Ma Loute de Bruno Dumont

Valeria Bruni Tedeschi et Fabrice Luchini dans Ma Loute de Bruno Dumont

 

Comment gère-t-on un tournage où se mêlent grandes vedettes et non professionnels?

 

Les « professionnels » sont généralement très intimidés par les « non professionnels ». Ils voient tout de suite en eux une puissance qu’ils ont perdu, puisque leur métier consiste à être polymorphes. Didier Després qui interprète l’inspecteur de police Machin possède une puissance de jeu extraordinaire, étroite mais gigantesque. La puissance de Fabrice Luchini est dans sa capacité à composer, ce dont Didier Després est incapable.

Le tournage de Ma Loute s’est déroulé dans un grand calme, je pense que c’est beaucoup mieux pour les acteurs. Aujourd’hui j’accorde une grande importance dans ma façon de travailler à la caméra, afin que toutes les choses imprévues qui surgissent sur un tournage puissent être saisies.

Plus c’est discontinu, plus c’est riche. Il y a du hasard par rapport aux contraintes de la production, aux hésitations des comédiens. J’accepte facilement le désordre psychologique. Cela va créer des ruptures, mais puisque le fondement principal du cinéma c’est le découpage, je suis preneur, malgré les problèmes de continuité. Le faux raccord est plus intéressant que le vrai raccord au cinéma.

 

Comment as-tu découvert Brandon Lavieville et Raph qui interprètent Ma Loute et Billie Van Peteghem ?

 

Ce sont deux jeunes gens du Nord que j’ai trouvé sur place. Ce fut très compliqué de trouver la personne qui allait interpréter Billie. J’ai cherché Billie à Paris, dans le Nord… Comme c’est un personnage qui a une nature sexuelle tout à fait particulière, j’ai rencontré des associations LGBT. J’ai voyagé et je suis passé par un cheminement classique mais j’ai fini par prendre une décision qui est propre au film. Tout est question de rencontre. C’est extraordinaire de distribuer des rôles, de consacrer une année à chercher quelqu’un et de finalement choisir une personne qui ne correspond pas forcément à l’idée qu’on avait en tête. Quand j’ai commencé à écrire Ma Loute c’était une histoire entre un homme et une fille. Je me suis dit « quel intérêt ? On a déjà vu ça mille fois. » Le fait de changer l’identité sexuelle d’un des personnages nous permet d’appréhender cette histoire sous un autre jour, de nous poser des questions très actuelles sur le genre, sur la sexualité.

 

Peux-tu nous parler de la musique dans Ma Loute?

 

Elle appuie le romantisme du film mais elle finit par dire quelque chose de fort sur l’histoire d’amour. Je n’aime pas beaucoup entendre de la musique qu’on connait dans un film, sauf dans Chronique d’Anna Magdalena Bach de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet. Je voulais quelque chose d’inédit. J’ai découvert un compositeur belge de la fin du XIXème, Guillaume Lekeu (1870-1894) dont les partitions exprimaient la nostalgie d’une grande musique de genre, évoquaient Wagner ou Mahler et annonçaient aussi une certaine modernité. Cela correspondait à ce que je cherchais dans Ma Loute. Avec la musique l’émotion est immédiate. A moi de la doser si je veux ou non que le spectateur soit en osmose avec les images. J’ai souvent fait des films où l’émotion venait après la projection. Aujourd’hui j’arrive davantage à procurer un plaisir immédiat au spectateur, dans la salle.

Propos recueillis à Paris le lundi 8 février 2016.

Bruno Dumont sur le tournage de Ma Loute © ARTE France Cinéma

Bruno Dumont sur le tournage de Ma Loute © ARTE France Cinéma

 

 

 

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