Olivier Père

La Soif du mal de Orson Welles

Dans le cadre de son hommage à Orson Welles ARTE diffuse lundi 11 mai à 20h50 La Soif du mal (Touch of Evil, 1958).

La Soif du mal est considéré par beaucoup comme le chant du cygne du film noir classique, même si cet adjectif ne convient absolument pas à l’art de Welles, et à ce film en particulier, sans doute l’un des plus géniaux et caractéristiques de son auteur, qui donne libre cours à sa démesure baroque.

Il s’agit du premier film réalisé par Welles à Hollywood après une absence de plus de dix ans – le tournage de La Dame de Shanghai remonte à 1947. Entre ces deux chefs-d’œuvre du film noir, ses adaptations shakespeariennes étaient des productions indépendantes et Mr. Arkadin avait été tourné en Espagne. Pour financer ses projets personnels Welles avait beaucoup cachetonné en tant qu’acteur aux Etats-Unis et en Europe.

Deux hypothèses demeurent au sujet du choix de Orson Welles pour mettre en scène La Soif du mal. Soit Charlton Heston aurait insisté pour que son partenaire à l’écran soit également le réalisateur du film, soit le producteur Albert Zugsmith aurait confié le poste à Welles après leur précédente collaboration sur Le Salaire du diable de Jack Arnold, dans lequel Welles jouait le vilain du film. Il n’empêche que les deux hommes, admirateur du génie du cinéaste, ne parviendront pas à atténuer la méfiance de la Universal, effrayée par la réputation capricieuse et dispendieuse de Welles, qui n’avait rien tourné à Hollywood depuis près de dix ans. Même si Welles met en scène le film sans difficulté et en un temps record, pour un budget modique de 895.000 dollars, le studio insatisfait de son montage exigera une version plus courte et des séquences additionnelles, au grand mécontentement de Welles. Sa version ne sera restaurée et montrée qu’en 1998 – c’est elle qui est diffusée sur ARTE. Est-ce le semi échec du film, malgré son immense beauté, qui conduira Zugsmith à abandonner toute velléité artistique à partir de 1958 ? Furieux d’être interdit de salle de montage Welles écrivit un long mémo pour exprimer sa surprise et sa déception, qui ne sera suivi d’aucun effet. Welles n’a jamais pardonné aux pontes de la Universal d’avoir dénaturé La Soif du mal et s’est définitivement exilé loin de Hollywood. La Soif du mal restera son dernier film américain.

Revoir La Soif du mal permet de vérifier la modernité de la mise en scène de Welles. Virtuose et procédant à un usage proche de la performance de la profondeur de champ, de la plongée et de la contre-plongée et surtout du plan-séquence, Welles ouvre la voie au cinéma américain des décennies suivantes. On constate à quel point l’œuvre de Welles et ce film en particulier, où il semble pousser à leur paroxysme ses trouvailles visuelles, a eu une influence considérable sur le jeune Kubrick, puis Frankenheimer, Coppola, DePalma… jusqu’aux premiers films de Lars von Trier ou David Fincher.

Il serait faux de considérer Welles comme un simple expérimentateur jouant avec la grammaire et la technique cinématographiques. Ses inventions formelles et son style baroque s’accordent avec un projet politique, une histoire de corruption et de racisme située dans un univers en état de décomposition. Welles ose aborder les sujets tabous de la corruption policière et de la drogue de manière explicite. Sa mise en scène exprime les tourments de ses personnages, la violence et la déréliction morale qui règnent dans cette ville frontière déglinguée entre les Etats-Unis du Mexique.

Charlton Heston et Orson Welles dans La Soif du mal

Charlton Heston et Orson Welles dans La Soif du mal

La Soif du mal montre l’affrontement sans merci entre un haut fonctionnaire de la police mexicaine ambitieux et droit, Vargas (Charlton Heston, remarquable) et Quinlan, flic légendaire aux méthodes anticonformistes, atour de l’enquête sur l’assassinat d’un notable victime d’un attentat à la dynamite au début du film.

Le redoutable Quinlan est interprété par Welles, rendu méconnaissable par un maquillage et un rembourrage qui en font un vieillard obèse et effrayant, alors qu’il n’a que 42 ans au moment du tournage. La Soif du mal dresse le portrait d’un flic fasciste et raciste, incarnation du mal et du pouvoir corrupteur. Avec le personnage de Quinlan, Welles condamne allégoriquement les abus américains à l’intérieur et en dehors des frontières du pays.

Mais Quinlan possède aussi une dimension pathétique qui ressort lors de ses discussions avec sa vieille amie Tana (Marlene Dietrich grimée en gitane), diseuse de bonne aventure chez laquelle il vient de réfugier, comme dégouté de lui-même. C’est Tana qui aura le mot de la fin avec une oraison funèbre tranchante et inattendue : « he was some kind of a man… »

La Soif du mal est l’histoire de la déchéance d’un homme, à l’instar de nombreux autres films de Welles. Celle de Quinlan, autant morale que physique, revoit à celle de Welles, ange déchu qui s’est brûlé les ailes à Hollywood et a dilapidé sa force et son génie à la poursuite de projets fantomatiques, d’aventures autour du monde, ne récoltant que regrets, échecs et amertume.

Orson Welles dans La Soif du mal

Orson Welles dans La Soif du mal

 

 

 

 

 

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