Olivier Père

Rhapsodie en trois bandes de Alan Clarke

Tandis qu’ARTE salue la comédie musicale en diffusant les dimanches soirs des classiques du genre, intéressons-nous à la nouvelle salve de parutions de DVD chez Elephant qui propose au contraire quelques raretés et curiosités postmodernes produites à une époque où la comédie musicale n’a plus d’existence réelle et a perdu son fidèle public, à Hollywood ou ailleurs – à l’exception notable de l’Inde : Folie-Folie de Stanley Donen, Bugsy Malone de Alan Parker, Susie et les Baker Boys de Steve Kloves et le plus méconnu des quatre Rhapsodie en trois bandes de Alan Clarke, totalement inédit en France et à peine diffusé dans son pays d’origine l’Angleterre.

Derrière ce titre étrange se dissimule le non moins étonnant Billy the Kid and the Green Baize Vampire, réalisé en 1987 par le grand Alan Clarke, admiré pour ses formidables drames sociaux tournés pour la BBC, disparu prématurément en 1990 un an après avoir tourné son chef-d’œuvre expérimental Elephant qui inspirera Gus Van Sant.

Rhapsodie en trois bandes possède les atouts de l’ovni absolu : il s’agit d’un opéra rock autour d’une compétition de billard opposant dans les bas-fonds londoniens un jeune prolétaire surnommé Billy the Kid et le champion en titre Maxwell Randall qui dort dans un cercueil et se montre en public déguisé en vampire. Nos voisins britanniques sont vraiment les princes du kitsch et du mauvais goût, et il est difficile d’imaginer plus aberrant que ces joutes musicales autour d’une table de billard, dans des lumières blafardes et une esthétique agressive évoquant aussi bien les polars et les films d’horreur glauques tournés en Angleterre la décennie précédente que Orange mécanique de Stanley Kubrick ou Tommy de Ken Russell. Dans les commentaires accompagnant le DVD Jean-Pierre Dionnet a raison de préciser que le film, au-delà de son excentricité manifeste, s’inscrit dans une tendance à la fois savante et populaire très ancrée dans la culture anglo-saxonne, la comédie musicale à caractère social, illustrée au théâtre ou au cinéma par des personnalités aussi diverses Gilbert et Sullivan au XIXème siècle ou Dennis Potter au XXème siècle.

Rhapsodie en trois bandes n’est pas un simple délire tournant en dérision les clichés du film de gangsters ou de vampires. Comme dans ses autres films Alan Clarke ausculte sans aucune pitié les années Thatcher et montre, à l’occasion d’un duel sportif, la haine de classe entre une (petite) bourgeoisie arrogante, bouffie d’autosatisfaction et en pleine ascension sociale (Maxwell Randall et ses supporters) et le lumpen prolétariat des faubourgs (Billy le kid et sa bande de hooligans, nouveaux mods aux allures de zombies urbains et à l’accent cockney à couper au couteau.) Rhapsodie en trois bandes constitue une incursion onirique et fantasmatique dans le Londres des années 80 de la part de Alan Clarke connu pour son style réaliste – même si Elephant prolongera un an plus tard, avec beaucoup plus de sobriété, cette ambiance cauchemardesque – mais la virulence politique du cinéaste et sa haine de l’establishment demeurent intactes. La mise en scène de Clarke virtuose comme toujours privilégie les longs mouvements de caméra circulaires ou d’incroyables travellings arrières en plans séquences, mais aussi les dispositifs brechtiens au cours desquels les comédiens chantent en plan fixe face à la caméra, et les décors et accessoires qui accentuent le style artificiel du film. Nous sommes à mi-chemin d’une longue tradition théâtrale et de l’avènement récent du clip, qui reprendra, surtout en Angleterre, certains de ces procédés de distanciation. La musique rock de George Fenton est une agréable surprise et colle bien au style du film. Dommage que Rhapsodie en trois bandes soit passé totalement inaperçu à l’époque, tandis qu’un battage médiatique insensé avait été organisé autour d’une autre – et coûteuse – comédie musicale sociale anglaise, Absolute Beginners de Julian Temple, ratage artistique et échec commercial cuisant. On vérifie aussi le fossé qui sépare Alan Clarke d’un Ken Russell dans le même registre de l’opéra rock, Russell s’embourbant dans les excès visuels et une lourdeur pachydermique, Clarke restant tranchant, précis et sec même lorsqu’il filme des figures aussi grotesques qu’un champion de billard ventripotent déguisé en vampire…

Une belle découverte, et la confirmation que Alan Clarke, à l’instar de Bill Douglas, n’a pas cessé de nous surprendre, vingt-cinq ans après sa mort.

 

 

 

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