Olivier Père

Rétrospective Sergio Leone à la Cinémathèque française

La Cinémathèque française propose une nouvelle rétrospective intégrale des films de Sergio Leone (photo en tête de texte, sur le tournage de Il était une fois en Amérique), du 3 au 20 septembre, et c’est une très bonne chose. Né le 3 janvier 1929 à Rome Sergio Leone est le fils de Roberto Leone, metteur en scène du muet, qui tourna beaucoup avec la célèbre diva du cinéma muet, Francesca Bertini, et dont la carrière fut brisée par le fascisme. Élevé dans le milieu (et la passion) du cinéma, Leone devient à partir de 1946 assistant de De Sica, Blasetti, Camerini, Soldati, Gallone, avant de se spécialiser dans la direction des secondes équipes des superproductions hollywoodienne (Quo Vadis, Hélène de Troie, Ben Hur…) qui envahissaient Cinecittà dans les années 50. C’est alors la grande mode du péplum, et après avoir remplacé en 1959 Mario Bonnard décédé sur le tournage des Derniers Jours de Pompéi avec Steve Reeves, Leone réalise enfin son premier film, Le Colosse de Rhodes en 1961. Très sceptique vis-à-vis des exploits des culturistes et des charmes kitsch de ces production antiques, Leone tourne le peplum en dérision, avec une vision à la fois ironique et distancée, mais pour la dernière fois dépourvue de mélancolie. Le Colosse de Rhodes devient avec Leone une transposition en toges d’un récit d’espionnage hitchcockien – on pense à La Mort aux trousses – et Rory Calhoun interprète un Cary Grant du pauvre ; le cinéaste italien se confronte déjà à son amour du cinéma américain et Le Colosse de Rhodes est truffé de références cinéphiliques. Le film répond néanmoins à son cahier des charges auprès du grand public – spectacle, décors monumentaux, scènes de destruction finale, action, violence – et c’est un succès.

Après une dernière expérience malheureuse de réalisateur de seconde équipe sur la coproduction internationale Sodome et Gomorrhe de Robert Aldrich, Sergio réalise un coup d’éclat. En 1964 la sortie confidentielle dans une seule salle de la banlieue de Milan, dans un contexte de marasme économique et d’une crise du cinéma italien terrible, d’un petit western tourné avec des acteurs inconnus sous un pseudonyme (Bob Robertson, en hommage à son père), Pour une poignée de dollars, se transforme en immense triomphe commercial, donne ses premières lettres de noblesse à un sous-genre ingrat déjà pratiqué à Allemagne et en Espagne (le western européen) et révèle un acteur américain découvert dans une série télévisée, un certain Clint Eastwood. Dans ses deux westerns suivants …Et pour quelques dollars de plus (1965) et Le Bon, la brute et le truand (1966) Leone perfectionne son approche à la fois réaliste (le souci quasi fétichiste du vérisme, le goût du détail trivial) et mythologique du genre. Pensé comme son ultime western Il était une fois dans l’Ouest (1968) est l’aboutissement de la dimension opératique du cinéma de Leone. L’œuvre de Sergio Leone (à peine sept films) procède à une complexification progressive et systématique d’un matériau de base presque moléculaire. En effet, la filmographie de Leone débute sur le principe de la « table rase » pour ensuite connaître un étoffement à la fois thématique, narratif et esthétique dont l’aboutissement spectaculaire et pour certains inattendu sera Il était une fois en Amérique (1984) testament accidentel de Leone et œuvre cinématographique majeure de l’histoire du cinéma.

La « trilogie des dollars » avec Clint Eastwood, partait avec Pour une poignée de dollars de presque rien : une trame minimaliste, d’ailleurs empruntée à plusieurs œuvres préexistantes, théâtrales, littéraires et cinématographiques (Harlequin, serviteur de deux maîtres de Carlo Goldoni, La Moisson rouge de Dashiell Hammett, Yojimbo de Akira Kurosawa). …Et pour quelques dollars de plus constitue la véritable fondation de l’édifice leonien, avec pour la première fois l’introduction d’une figure narrative récurrente : le flashback traumatique que le metteur en scène dilue dans un scénario volontairement opaque, éclairant ainsi progressivement les motivations obscures des protagonistes, jusqu’à la révélation finale. Ce procédé sera repris dans Il était une fois dans l’Ouest et Il était une fois… la révolution (1971). …Et pour quelques dollars de plus ouvre une perspective essentielle dans l’œuvre de Leone : l’amitié virile, toujours accompagnée plus ou moins implicitement de rivalité. La relation entre les deux chasseurs de primes interprétés par Clint Eastwood et Lee Van Cleef est l’embryon de cette amitié, encore au seuil de l’avouable, et qui se dissimule en estime professionnelle. Le couple masculin fera sa réapparition dans le film suivant de Leone Le Bon, la brute et le truand, cette fois-ci de façon ouvertement parodique. Ce film, œuvre transitoire dans la filmographie de Leone et à ce titre extrêmement riche, oscille en permanence entre deux pôles. Un pôle comique, hérité de la Commedia dell’arte (deux – plus un – hommes, lancés dans une picaresque chasse au trésor, se livrent au jeu du chat et la souris, rivalisant de cynisme et de cupidité); un pôle tragique, puisque les marionnettes de Leone s’agitent dans la tourmente de la guerre de Sécession. L’épisode montrant les troupes nordistes et sudistes se massacrer pour la possession dérisoire d’un pont est empreint d’un pessimisme et d’une mélancolie qui ne cesseront dès lors de s’accentuer dans les œuvres à venir, et constitue la première véritable intrusion d’un épisode refoulé de l’Histoire des États-Unis dans un film de Leone, qui montrera plus tard les dessous honteux de l’édification d’un pays (Il était une fois dans l’Ouest) ou la naissance des liens entre le gangstérisme et la politique (Il était une fois en Amérique).

Cette dimension ludique du couple viril sera de nouveau une des composantes majeures des deux films suivants de Leone, Il était une fois dans l’Ouest et Il était une fois… la révolution, avec cependant beaucoup plus d’amertume. Jason Robards et Charles Bronson, puis James Coburn et Rod Steiger, figures archétypales, y incarnent des hommes de race et de culture différentes, qui apprennent à se connaître lorsque le destin vient à les réunir, mais que la mort finit par séparer.

L’amitié, l’Histoire, la mélancolie. Ces trois constantes de l’œuvre de Leone vont s’épanouir dans son dernier film, Il était une fois en Amérique, dont le véritable sujet n’est rien d’autre que le temps, inscrit au cœur même de la structure narrative du film (l’histoire n’est racontée ni au présent, ni au passé, comme pourraient le laisser penser les nombreux flashbacks qui composent le film, mais au futur, puisque le film commence et s’achève dans une fumerie d’opium où Noodles (magistralement interprété par Robert De Niro), sous l’effet de la drogue, revit les événements qui depuis son enfance l’ont conduit à trahir – pense-t-il – ses amis et complices, mais anticipe également le douloureux épilogue qui, trente ans plus tard, rétablira l’invraisemblable vérité. La beauté de la structure du film réside dans sa paradoxale limpidité; jamais les nombreux retours en arrière ne nous paraissent artificiels. Ils sont au contraire parfaitement légitimés par le scénario (on sait que l’opiomanie provoque un dérèglement de la perception du temps). Quant à la rêverie de Noodles sur la fin de sa vie, elle est sans doute la plus belle invention du cinéaste et de tout le cinéma contemporain, à mi-chemin entre les morts qui parlent du cinéma noir américain et les formes expérimentales du cinéma moderne européen.

Toute la splendeur du cinéma de Leone réside dans ce mouvement ample qui traverse ses films, dépasse le maniérisme de ses premiers westerns pour rejoindre le romanesque le plus ample. Tandis que les recherches formelles, très graphiques, de sa première trilogie, auraient pu déboucher sur un assèchement plastique, une virtuosité vaine, Leone – il en eut le temps et les moyens – accède dans son film le plus ambitieux à une mise en scène souveraine qui ne cherche pas les effets systématiques mais dont le découpage classique fait surgir des fulgurances de montage et des visions inoubliables. Les triomphes commerciaux de ses films – y compris l’excellent Mon nom est personne qu’il produisit et supervisa en 1973 – lui permirent de consacrer plus de vingt ans à l’édification de son chef-d’œuvre Il était une fois en Amérique, créé en toute liberté grâce au producteur indépendant Arnon Milchan et dont la distribution désastreuse aux États-Unis, dans une version amputée et un montage dénaturé, blessa profondément le cinéaste, qui mourût le 30 avril 1989 d’une crise cardiaque à l’âge de 60 ans seulement, avant d’avoir pu concrétiser sa nouvelle folie, une fresque immense sur une histoire d’amour impossible pendant le siège de Leningrad. On en rêve encore…

Comment expliquer un tel accomplissement de la part d’un cinéaste qui dans un premier temps avouait vouloir détruire une forme classique, le western, dans un double geste d’admiration et d’ironie ?

En une poignée de films, Leone n’a pas fait que distordre une forme classique, ce que certains gardiens du western hollywoodien ne lui ont jamais pardonné. Il a décortiqué le cinéma, l’a dépecé de son humanisme de son optimisme. Mais cet exercice ne s’est pas limité à une entreprise sémiologique. Ce grand vide, L’ogre Leone l’a progressivement rempli de sa vie, de son histoire et de l’Histoire, mais surtout de données culturelles et artistiques hétéroclites. D’autres cinéastes maniéristes ont puisé leur inspiration dans la peinture, Leone – avec la complicité de ses nombreux scénaristes parmi lesquels Luciano Vincenzoni, Sergio Donati, Enrico Medioli dont il ne faut pas minimiser l’importance – se sert dans l’Histoire (de l’Amérique, et de l’Italie bien plus encore), dans le roman (le roman américain, Malraux, Céline, Proust) et chez les cinéastes fondateurs (Griffith, Eisenstein, Chaplin, Ford). Celui qui réalisait des westerns proprement telluriques, centrés sur l’espace, termine son œuvre sur un film purement onirique, sensualiste, (avec une perception déformée, aléatoire) sur un homme qui rêve sa vie et trente ans de son pays. La dimension mentale du cinéma de Leone a fini par l’emporter.

Il faut revenir sur l’œuvre de Leone, ample et complexe, (post)moderne, longtemps trop populaire pour être considérée à sa juste importance, profondément paradoxale. Monumentale et intime, prosaïque et poétique, chargée d’une « trivialité majestueuse » pour reprendre la définition parfaite de Luc Moullet. Leone, cinéaste à la solitude volontaire, est parvenu, avec des films à la narration de plus en plus insensée et aux structures quasi expérimentales, à enthousiasmer et fasciner le plus large public. Quelques grands inventeurs de formes y parvinrent avant lui (Eisenstein, Chaplin, Hitchcock), mais Leone fut – avec Stanley Kubrick – le dernier.

 

A l’occasion de la rétrospective Sergio Leone à la Cinémathèque française ARTE diffusera Il était une fois dans l’Ouest le dimanche 7 septembre à 20h45. Nous reviendrons bientôt sur ce film en particulier.

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