Olivier Père

Nymphomaniac – volume 2 de Lars von Trier

La deuxième partie de Nymphomaniac de Lars von Trier, sortie le 29 janvier en France, en attendant d’en découvrir la version intégrale dans le courant de l’année (le « director’s cut » du volume 1 a été dévoilé au Festival de Berlin) confirme l’exceptionnelle richesse d’une œuvre qui repousse et explore non pas les limites de la représentation comme on aurait pu le penser à l’annonce d’un projet sur le sexe par le scandaleux cinéaste danois, mais celle de la narration. Tout Nymphomaniac repose en effet sur un art – plus littéraire que cinématographique – de la digression, ce qui en fait un film unique en son genre.

Comme on pouvait s’en douter, les vingt minutes supplémentaires de la version longue présentée à Berlin contenaient essentiellement des développements des scènes de dialogues et quelques inserts visuels en plus, et pas seulement des plans érotiques ou pornographiques qui ne constituent que quelques secondes de métrages. Il y a des chances qu’il en soit ainsi pour le volume 2, même si le caractère violent et sombre de cette deuxième partie laisse présager davantage de moments choquants écartés du montage destiné à l’exploitation en salle – par exemple une éprouvante scène d’auto avortement de Joe dans des toilettes, indiquée dans le scénario original que nous avions pu lire, mais nous ignorons encore si elle a été tournée par Lars von Trier.

Cette structure rhizomatique répond sans doute à la volonté de Lars von Trier d’inventer à chaque nouveau film une forme qui corresponde au propos du film. Ici l’éparpillement et la multiplication des détails, signes, sujets de conversation renvoient à la multitude des rencontres sexuelles provoquées par Joe (Stacy Martin puis Charlotte Gainsbourg) mais aussi à son immense et paradoxale solitude. Nymphomaniac conclut une série d’études féminines en forme de retable constitué de Antichrist (versant hystérique) et Melancholia (versant dépressif) avec une nouvelle fois le chaos comme motif principal. Et une femme – démultipliée – comme héroïne.

et Charlotte Gainsbourg

Mia Goth et Charlotte Gainsbourg

Nymphomaniac vol. 2 exagère la dimension délirante et feuilletonesque de la première partie avec une succession d’aventures qui entraînent Joe dans un monde inquiétant et dangereux, que ce soit une expérience sadomasochiste avec un dominateur (avec Jamie Bell dans un contre emploi glaçant) qui reçoit ses « clientes » comme le ferait un dentiste ou un gynécologie, en les faisant patienter dans une salle d’attente, ou ses activités de collectrice de fonds pour la mafia (apparition clin d’œil de Willem Dafoe dans le rôle de son patron) qui lui permettent de passer du statut de victime à celle de menace en se transformant en maîtresse SM avec les mauvais payeurs. Sautant de la Bible à Ian Fleming, de la philosophie au roman de gare, du mélodrame à la blague paillarde, Nymphomaniac vol. 2 assume sa construction en inventaire, déclenchant une avalanche d’associations visuelles, de ruptures narratives, de commentaires à l’intérieur du récit, et par la même occasion l’excitation et la curiosité intellectuelle. Cette convocation surprenante de l’histoire de l’art, de la religion et de la pensée inclut aussi, non sans ironie, les travaux précédents de Lars von Trier. Nymphomaniac vol. 2 reproduit ainsi l’une des scènes les plus controversées de Antichrist, provocant une nouvelle rupture formelle à l’intérieur d’un film qui en compte beaucoup. Cette autocitation prouve l’absence de complexe de Lars von Trier, son humour pince sans rire qui l’incite à refaire une scène qui déclencha l’ire moralisatrice de la critique – esthétisation de la mort d’un enfant, présentation du sexe comme une faute – et un esprit punk qui parcourt Nymphomaniac, tour de force mariant l’intelligence du propos, l’âpre beauté des plans et un mépris assumé pour ce qu’il faut faire ou ne pas faire, s’engouffrant dans le politiquement incorrect – la scène de triolisme avec deux Africains – le plaidoyer pro domo au risque de parasiter son discours et s’attirer la colère, l’insatisfaction ou l’inconfort des spectateurs, à moins que cela soit exactement ce que Lars von Trier recherchait dans le chantier Nymphomaniac. Il y est parvenu, transformant le(s) film(s) en grande œuvre incomprise (sans doute pour longtemps), incapable de déclencher une bataille d’Hernani faute de combattants, englobant tout – ou presque – sauf l’érotisme, sans doute la chose que les détracteurs du film ont le plus de mal à lui pardonner.

 

 

 

 

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