ARTE diffuse ce soir La Fille de Ryan (Ryan’s Daughter, 1970) de David Lean, à 20h45. Un film magnifique, à ne pas rater, et surtout à revoir pour mesurer son importance dans l’œuvre du cinéaste anglais.
Au départ, il y a le désir de Robert Bolt, scénariste attitré de Lean, d’adapter « Madame Bovary » à l’écran. David Lean décline l’offre, mais conserve l’idée de s’inspirer du roman de Flaubert et de transposer l’histoire d’une jeune femme mal mariée dans l’Irlande de 1916, afin d’y ajouter un contexte historique et politique tourmenté, la lutte de l’IRA contre l’occupation anglaise. Le film ose aborder un sujet extrêmement sensible, le terrorisme en Irlande au début du siècle, la résistance et la délation, mais se concentre sur le récit intimiste de la vie d’une jeune femme. Rosy Ryan est une jeune provinciale, fille de tavernier pleine d’idéalisme et d’exaltation qui croit épouser l’homme de ses rêves en la personne d’un instituteur veuf et plus âgé qu’elle. Mais son mari se révèle malgré sa gentillesse incapable de satisfaire ses attentes sexuelles, et d’un ennui mortel à l’image de ce village isolé où il ne se passe rien. Elle va tomber amoureuse du major anglais revenu blessé et traumatisé du front français et nouveau commandant de la garnison voisine, et vivre avec lui une passion physique.
La Fille de Ryan est une réussite artistique totale, sommet de la collaboration entre Lean et le directeur de la photographie Freddie Young. Ce qui devait être au départ une petite histoire d’amour dans la lignée de Brève Rencontre va se transformer en un tournage interminable et dispendieux. Fidèle à sa réputation de perfectionniste et de mégalomane, Lean fait construire un village entier pour les besoins du film, entièrement tourné en décors naturels pendant une longue année en Irlande, dans des conditions difficiles en raison des caprices de la météo. L’impressionnante scène de tempête, lorsque les habitants du villages et des membres de l’IRA s’entraident et luttent contre les éléments naturels déchainés pour récupérer une cargaison d’armes livrée par les Allemands, nécessita à elle seule plus de quatre mois de tournage.
L’interprétation est magnifique, et il faut saluer le choix audacieux de Robert Mitchum, remarquable dans un contre emploi absolu, un maître d’école timoré. Il y a dans ce film un romantisme fiévreux qui perce sous la froideur et le caractère maniaque du cinéma de Lean. Le cinéaste ose des plans bucoliques et subjectifs dans lesquels la nature semble au diapason des sentiments éprouvés par Rosy. Comme Flaubert il s’identifie à son héroïne, ce qui explique la stylisation extrême de certaines séquences, comme les étreintes secrètes dans la forêt, éveil tardif des sens de Rosy. La Fille de Ryan est beaucoup plus réussi que le célèbre Docteur Jivago où le cinéaste avait du reconstituer la Russie en Espagne, dans des studios qui sentaient le carton pâte. Ici les immenses plages, les ciels, les falaises et la campagne irlandaises confèrent au film une poésie tellurique, avec des plans picturaux à la composition admirable, sublimés par le 70mm. Hélas La Fille de Ryan, beaucoup plus complexe, intimiste et moins spectaculaire – malgré la splendeur des images – que Le Docteur Jivago, sera un échec aussi injuste que sévère, et ses bons résultats au box office ne parviendront pas à effacer les attaques contre ce film trop cher. Les critiques seront impitoyables avec un film et une conception du cinéma sans aucun doute démodés à une époque où triomphe sur les écrans Easy Rider. David Lean appartient déjà au passé, et il ne le sait pas encore. Savoir que La Fille de Ryan a été tourné en 1970 apparaît aujourd’hui comme un terrible anachronisme, qui fut fatal à la réception du film. L’esthétique et les émotions provoquées par le film renvoient essentiellement au cinéma muet lyrique et élégiaque de King Vidor, Frank Borzage, Chaplin et John Ford.
Lean recevra cet échec violent en plein visage. Blessé dans son orgueil de cinéaste, il connaîtra une traversée du désert et ne tournera pas pendant quatorze ans. Fort heureusement La Fille de Ryan a été depuis réhabilité, y compris par les détracteurs de Lean. La beauté de La Fille de Ryan, son étrangeté aussi sont plus faciles à aimer et à comprendre maintenant que le film appartient à l’histoire du cinéma.
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