Olivier Père

Rencontre avec Jean-Pierre Mocky

A l’occasion de la soirée qu’ARTE consacre à Jean-Pierre Mocky le lundi 19 août avec la diffusion du Miraculé (1986) à 20h50 et de La Cité de l’indicible peur (1964) à 22h15, nous avons rencontré le cinéaste français pour discuter avec lui de ces deux titres formidables dans lesquels triomphent son goût bien connu de l’absurde et du burlesque mais aussi du fantastique et de l’observation sociale, sans oublier son amour des acteurs.

La Cité de l’indicible peur.

Pouvez-vous nous parler de la version inédite de La Cité de l’indicible peur diffusée sur ARTE lundi 19 août ?

Après le succès d’Un drôle de paroissien le directeur général de Pathé Adrien Remaugé voulait tout de suite produire un nouveau Bourvil-Mocky. J’avais un roman de Jean Ray que m’avait recommandé Raymond Queneau, « La Cité de l’indicible peur. » Ce n’était pas une comédie, plutôt une satire avec des éléments fantastiques. Jean Ray était un écrivain belge qui détestait la bourgeoisie de Gand qu’il avait transposée dans une petite ville d’Ecosse pour les besoins de son roman. Je l’avais rencontré et nous avions commencé à travailler ensemble avec Queneau sur l’adaptation mais il est mort avant de pouvoir défendre le film. Quand ils l’ont vu les gens de Pathé n’ont rien compris au film et ont exigé des coupes et un prologue explicatif. J’ai été obligé d’accepter et de couper plusieurs scènes, qui ont été miraculeusement conservées dans le « marron » (positif intermédiaire tiré sur une pellicule à grain très fin et qui sert d’élément de sécurité, ndr), tandis que le négatif original avait été tronqué. Le travail de restauration a consisté a rétablir une dizaine de minutes de scènes coupées : avec les cavaliers, dans la lande… Nous avons également refait le générique puisque le film avait été rebaptisé La Grande Frousse. Grâce à ARTE nous avons pu faire cette version intégrale et définitive. La copie qui sera diffusée sur ARTE le 19 août sera ensuite exploitée en DVD. Le seul autre film tronqué de ma longue carrière est Le Témoin avec Alberto Sordi, qui possède une fin alternative exploitée en Italie.

Comme Le Témoin réalisé en 1978, La Cité de l’indicible peur parle de la peine de mort, d’une manière particulièrement corrosive (au début du film c’est le bourreau qui a la tête tranchée par accident.)

Effectivement en 1964 comme en 1978 j’étais contre la peine de mort pour une raison simple : je présentais souvent mes films dans des villes du Nord de la France comme Douai, Roubaix ou Valenciennes et à chaque fois que j’arrivais un condamné à mort allait être exécuté. Pourtant la peine capitale était appliquée assez rarement en France à l’époque. On coupait la tête à trois pauvres types tandis que d’autres se planquaient dans des asiles psychiatriques ou parvenaient à s’échapper. Quand j’ai fait l’acteur dans La Tête contre les murs de Georges Franju en 1959 qui se situait dans un asile nous avions déjà été confrontés à ce problème : des criminels parvenaient grâce à des combines à se faire passer pour fous et étaient internés au lieu d’être emprisonnés.

Bourvil incarne la bonté dans un monde pourri et malhonnête. Il interprète un petit flic qui part à la recherche d’un faux-monnayeur pour l’empêcher de commettre de nouveaux crimes qui pourraient lui valoir la peine de mort pour la seconde fois…

Bourvil adorait ce personnage d’humaniste. J’avais voulu en faire une sorte de viking, avec une perruque blonde qui lui donnait un air écossais. Dans les quatre films que nous avons fait ensemble Bourvil jouait toujours des missionnaires laïcs, en croisade pour sauver soit les enfants, soit les maris, soit les pauvres, soit les criminels dans le cas de La Cité de l’indicible peur.

Dans les dialogues on retrouve l’humour de Raymond Queneau et son jeu sur les mots et le langage, comme lorsque un policier dit : « je me suis fais moi-même, je suis un no man’s land. »

Le film était produit par une société coopérative. Raymond Queneau travaillait pour les éditions Gallimard. Nous avions déjà écrit Un couple ensemble. Il a accepté d’écrire les dialogues de La Cité de l’indicible peur, mais son agent est venu réclamer 50.000 euros à la production et a refusé que Queneau soit payé en participation sur les bénéfices comme le reste de l’équipe, y compris les acteurs. Queneau m’a laissé ses dialogues, mais sans pouvoir les signer. Avant de mourir Queneau a officialisé sa collaboration au film, nous aurions pu d’ailleurs rétablir son nom au générique. Le film a reçu de mauvaises critiques pour deux raisons assez curieuses. Nous n’avions pas sollicité Claude Seignolles, le neveu de Jean Ray, pour signer l’adaptation et il a mené une campagne contre le film au moment de sa sortie. Et puis à la même époque mon ami Alain Resnais ne parvenait pas à monter son adaptation des aventures d’Harry Dickson, un projet très cher avec Dirk Bogarde. Alors on m’a accusé de trahir Jean Ray et d’en proposer une vision commerciale. Il a fallu attendre 1970 pour que Pathé me vende ses parts du film que j’ai eu la liberté de ressortir au Quartier Latin où il a tenu l’affiche pendant 60 semaines. Il est régulièrement exploité dans les universités américaines, présenté aux étudiants comme un classique français aux côtés des Enfants du paradis, Pépé le Moko et Casque d’Or !

La Cité de l’indicible peur bénéficie de la photographie d’Eugen Schüfftan, grand chef opérateur allemand qui avait débuté au temps de l’expressionnisme et travaillé avec Fritz Lang, Edgar G. Ulmer…

Je connaissais bien Schüfftan, c’est moi qui l’avais présenté à Georges Franju pour La Tête contre les murs. Je l’avais rencontré en Autriche sur un film où je jouais Josef Strauss. Schüfftan était très gentil et je lui avais demandé s’il avait envie de retourner travailler en France. Il avait fait le brouillard du Quai des brumes avant de partir à Hollywood où il avait remporté un Oscar pour L’Arnaqueur de Robert Rossen.

 

Vous avez eu l’idée très originale, dans ce film et dans d’autres, d’inviter des figures mythiques de l’histoire du cinéma français, que vous étiez le seul ou presque à l’époque à faire travailler.

Je voulais mettre Bourvil en présence de plusieurs acteurs d’avant-guerre : Jean-Louis Barrault, Raymond Rouleau, Victor Francen, et même Fernand Gravey, Tino Rossi et Alain Cuny qui devaient eux aussi jouer dans le film au départ. Tino Rossi devait être le gendarme, rôle finalement tenu par Jean Poiret, et Alain Cuny le boucher ! Malheureusement Alain Cuny n’avait aucun humour, et Tino Rossi (qui avait un œil de verre, personne ne s’en est jamais aperçu) m’a dit qu’habillé en gendarme il aurait l’air d’un con ! En 1959, quand je devais réaliser La Tête contre les murs, le producteur m’avait empêché de le faire sous prétexte que j’étais trop jeune pour diriger des acteurs comme Pierre Brasseur et Paul Meurisse. Je n’avais pas trente ans. C’est la grande différence entre mes amis de la Nouvelle Vague et moi. Truffaut et Chabrol venaient de la critique et avaient peur d’affronter des grands acteurs sur le tournage, c’est la raison pour laquelle ils ont commencé avec des débutants de leur âge comme Jean-Claude Brialy, Gérard Blain ou Bernadette Lafont. Dans la profession les gens me connaissaient comme acteur, ils savaient que j’avais joué avec Gabin, que j’avais été le secrétaire de Stroheim et de Jules Berry, l’élève de Louis Jouvet. J’étais déjà dans le métier et j’ai eu l’avantage par rapport à la Nouvelle Vague de ne travailler qu’avec des vedettes consacrées, dont je me sentais proche. J’étais inspiré par tous ces grands acteurs, comme Michel Simon dans L’Ibis rouge. Mon grand regret est de ne pas avoir pu employer Robert Le Vigan et Erich von Stroheim dans l’un de mes films.

Pourquoi avez-vous affublé tous les personnages de La Cité de l’indicible peur de tics ridicules et amusants ?

Il y avait une polémique à l’époque au sujet du non-jeu ou une esthétique de l’épure qui venait du néo-réalisme italien et qui avait été reprise par la Nouvelle Vague, contre une certaine tradition où les acteurs aimaient en faire des tonnes. Moi au contraire j’aimais beaucoup les tics de Louis Jouvet ou Saturnin Fabre. J’ai voulu me singulariser en reprenant et en exagérant la vielle méthode. C’est la raison pour laquelle Bourvil sautille ou Raymond Rouleau dit toujours « quoi ? » à la fin de ses phrases. J’ai toujours été contre les personnages trop lisses. Un acteur, c’est un clown.

 

Le Miraculé.

Avec plus de 800.000 entrées France lors de sa première exclusivité, Le Miraculé est l’un de vos grands succès. C’est aussi l’un de vos films les plus populaires. A juste titre.

C’est vrai. Le projet du Miraculé s’est baladé très longtemps avant que je puisse le réaliser. Il a démarré avec Jacques Leitienne qui était un petit distributeur mais qui voulait produire un grand film. Ensuite il a refusé pour x raison de le faire et c’est Raymond Danon, avec qui j’avais fait A mort l’arbitre, qui a repris le projet. Raymond s’est alors embarqué dans une coproduction avec l’Angleterre. C’est Coluche qui devait interpréter Papu, et Marty Feldman l’assureur muet. Nous avons dîné à Paris avec Mel Brooks et Marty Feldman avec ses fameux yeux globuleux. Marty était emballé par le projet. Nous lui avons présenté mon ami Coluche. Quant à « La Major », elle devait être interprétée par Danielle Darrieux. A l’époque le scénariste-dialoguiste était Jean Aurenche, apporté par Danon qui avait produit L’Horloger de Saint-Paul. J’ai commencé à travailler avec Aurenche, mais il n’avait que des idées complètement folles ! Il faisait arriver Danielle Darrieux à Lourdes attachée sur le devant de la locomotive. Il était cinglé. Quand Danon a lu ça, il a préféré laisser tomber. Quand nous avons proposé le film à Gaumont et Pathé ils nous ont rigolé au nez. C’est à ce moment-là que nous avons été remorqués par Menahem Golan et Yoram Globus, les producteurs israéliens de la Cannon, qui développaient leurs activités à Hollywood mais aussi en Europe et en France. Ils ont senti que c’était une bonne affaire. Ils l’ont produit avec Jean Cazes, qui n’aimait pas le scénario, et Denis Freyd, futur producteur des frères Dardenne, qui trouvait le scénario formidable. Entretemps Marty Feldman meurt à 49 ans d’une crise cardiaque. On me propose alors de rencontrer Benny Hill. Il habitait à Saint-Tropez. Il commence à faire des grimaces devant moi qui ne m’inspirent pas confiance. Lorsque la coproduction anglaise initiée par Danon est tombée à l’eau, on a abandonné l’idée d’employer Benny Hill. Puis quelques jours avant le début du tournage, Coluche meurt. Nous n’étions plus sûrs de faire le film. C’est à ce moment-là que Jeanne Moreau s’emballe pour le rôle féminin et embarque avec elle Sylvie Joly. Nous avions Jeanne Moreau, Sylvie Joly et Roland Blanche, il ne nous manquait que les deux rôles principaux. Nous avons eu, grâce à une polémique dans la presse, l’idée de reconstituer le couple Poiret-Serrault, qu’on disait fâchés. Serrault était enchanté de jouer un muet. Pour Papu, nous avons hésité entre Jean Yanne et Jean Poiret. Je connaissais très bien Poiret pour avoir fait plusieurs films avec lui. C’était le parisien classique, toujours bien rasé et bien habillé. Je lui ai proposé un rôle de composition où il était sale, grossier, avec une croûte sur le visage et une boucle d’oreille, et il a accepté. Les premiers jours du tournage, Poiret et Serrault ne se sont pas parlés, puis ils se sont réconciliés. Ils s’étaient fâchés à cause d’une différence de cachets sur la pièce « La Cage aux folles. »

Le Miraculé contient beaucoup de gags visuels, avec des maquillages spéciaux, des accessoires et des déguisements…

J’ai une immense admiration pour le cirque et les clowns, depuis que j’ai été assistant de Fellini sur le tournage de La strada. Serrault aussi aimait beaucoup les clowns.

Aviez-vous obtenu les autorisations nécessaires pour tourner Le Miraculé à Lourdes ?

Le tournage s’est très bien déroulé, sauf à la fin où nous avons été expulsés de Lourdes. Nous avons dû reconstituer la grotte à Salies-de-Béarn pour la scène du miracle. Il y a deux tendances dans le clergé à Lourdes : les Jésuites qui sont très gentils et qui s’occupent de la police. Ils valident les miracles et surveillent les escroqueries. Mais il y a aussi le rectorat qui est propriétaire des boutiques qui vendent des babioles religieuses pour les pèlerins et les touristes. Ce ne sont pas des marchands du temple, ce sont des succursales de l’Eglise ! Quant à la scène du bordel, je n’ai rien inventé ! Il y avait des bordels cachés à Lourdes, pour que les gardes-malades et les accompagnateurs puissent se détendre le soir après une dure journée. Quand le recteur a découvert ce que nous filmions, il nous a mis à la porte. Il croyait sans doute que nous tournions le film de Delannoy sur Bernadette, également produit par Cannon France !

Jeanne Moreau est épatante dans le film.

En enquêtant sur les chiffonniers d’Emmaüs, on s’est rendu compte que beaucoup de putes repenties y travaillaient bénévolement. Jeanne est une actrice très consciencieuse. Elle allait passer du temps avec les chiffonniers pour préparer son rôle, et elle s’est inspirée d’une fille rencontrée à Saint-Nicolas-du-Chardonnet pour sa garde-robe.

Le film ne remet pas en cause l’existence de Dieu et ne se moque pas de la foi chrétienne, mais il brocarde au contraire l’hypocrisie, l’appât du gain et le cynisme généralisé des personnages, mécréants ou croyants…

Oui, pourtant j’ai été attaqué par le Front National et par les catholiques intégristes au moment de sa sortie. Mais la popularité du film ne s’est jamais démentie. Je viens de le présenter devant 2700 personnes au Festival de Nîmes. Je suis très heureux qu’il soit diffusé sur ARTE.

 

Entretien réalisé le 6 août à Paris. Tous nos remerciements à Jean-Pierre Mocky.

 

 

 

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