En hommage à Bernadette Lafont, ARTE diffuse ce soir à 20h45 La Maman et la Putain (1973), le chef-d’œuvre de Jean Eustache, Grand Prix du Festival de Cannes.
Manifeste de la génération post Nouvelle Vague, témoignage de l’après 68, La Maman et la Putain est tout simplement le plus beau film français des années 70, le plus déchirant et le plus « écrit » aussi.
La Maman et la Putain, c’est d’abord un texte : un scénario d’une grande valeur littéraire, des dialogues que la légende prétend respectés à la lettre par les comédiens, sous la direction d’un Eustache intransigeant, qui souhaite aussi que son texte soit dit le moins naturellement possible. Ce goût de l’artifice et de la préciosité (le voussoiement employé par le couple et les amants) chez Eustache souligne que la réalité au cinéma n’a rien à voir avec le réalisme, ni le naturalisme.
Cet amour du verbe, des aphorismes, des sentences définitives et spirituelles rapproche Eustache des grands cinéastes français de la parole, à savoir Pagnol et Guitry. La mise en scène d’Eustache s’organise en tableaux (sans aucune connotation picturale ou académique) qui enregistrent conversations ou monologues, séries de considérations sur le sentiment amoureux, le sexe ou l’époque. La Maman et la Putain, c’est aussi du temps : le temps présent que capture la caméra d’Eustache – le film dure 208 minutes, alternances de moments dramatiques et de moments où il ne se passe rien – mais où le temps passe, conformément à la vie. Il y a du Proust chez Eustache, avec la cohabitation de plusieurs nappes de temps dans le même plan : le passé ressurgit au détour d’une chanson, d’une évocation, d’une citation de film ou de roman (« parler avec les mots des autres, ce doit être ça la liberté ».) La Maman et la Putain c’est enfin des voix et des corps, ceux de ses trois interprètes principaux, dont le phrasé, l’apparence physique et vestimentaire, plus profondément l’être au monde sont un témoignage du nouveau dandysme apparu au début des années 70. Provocation, nihilisme, alcoolisme, cynisme et désespoir constituent le quotidien de ces victimes précoces de la fin des utopies et des idéaux révolutionnaires au lendemain de 68.
Alexandre (Jean-Pierre Léaud), un jeune homme oisif, rencontre Véronika, une infirmière et la présente à sa compagne, plus âgée que lui de quelques années. Difficile de choisir entre la brune et la blonde, « la maman » et « la putain. » Le film s’inspire de la propre vie de Jean Eustache, de sa rupture avec Françoise Lebrun (Véronika dans le film), de sa vie avec Catherine Garnier (interprétée par Bernadette Lafont) et de son amour pour Marinka Matuszewski.
Catherine Garnier est également costumière et assistante sur le film, et plusieurs scènes sont tournées dans son appartement et sa boutique. Elle assiste à la reconstitution, mot pour mot, de ses propres disputes ou confidences avec le cinéaste, que ce dernier avait parfois enregistrées à son insu. Point d’orgue d’une œuvre essentiellement autobiographique, l’intime et le romanesque se mêlent de manière extrêmement troublante au point que Catherine Garnier se suicidera après avoir vu La Maman et la Putain lors de sa première projection privée, en laissant ce mot « le film est sublime, laissez-le comme il est. »
Jean Eustache se suicidera lui aussi le 5 novembre 1981 d’une balle dans le cœur, après plusieurs séjours en hôpital psychiatrique et quelques beaux films, courts et longs (mais jamais aussi beaux et longs que La Maman et la Putain) comme Mes petites amoureuses ou Une sale histoire.
Au sujet de La Maman et la Putain, Jean Eustache écrivait en 1972, avant même la sortie du film, son cortège de drames, de scandales et la vénération qu’il inspirera au fil du temps à plusieurs générations de spectateurs dans le monde entier : « C’est le seul de mes films que je haïsse, car il me renvoie trop à moi-même, à un moi-même trop actuel. Le passé des autres films me protège. »
On conseille évidemment, après avoir vu ou revu La Maman et la Putain ce soir, la lecture de son scénario réédité dans la Petite Bibliothèque des Cahiers du Cinéma en 1998 et Le Dictionnaire Eustache sous la direction d’Antoine de Baecque (Editions Léo Scheer, 2011.) Pour tout savoir ou presque sur ce grand film et ce grand cinéaste.
Laisser un commentaire