Olivier Père

Cannes 2013 Jour 7 : Jimmy P. (psychothérapie d’un Indien des plaines) d’Arnaud Desplechin (Sélection officielle – Compétition)

Il nous a fallu quelques jours pour réfléchir à un texte sur le nouveau film d’Arnaud Desplechin. Et nous avons préféré l’écrire à quatre mains avec Maud Ameline, pour une raison partiellement liée au sujet même du film. Second grand film de la sélection officielle après celui de Jia Zhangke, Jimmy P. (psychothérapie d’un Indien des plaines) d’Arnaud Desplechin transporte le cinéaste français loin de ses terres de prédilection. Tant mieux. On aime beaucoup Desplechin quand il se lance dans des aventures étrangères, des voyages dans le passé (le magnifique Esther Kahn). C’est le cas ici puisque Jimmy P. se déroule au Kansas en 1948. C’est un dépaysement inattendu mais c’est surtout une plongée dans l’esprit d’un homme : Jimmy P. raconte l’histoire vraie de Jimmy Picard (Benicio Del Toro), Indien Blackfoot ayant combattu en France, et qui souffre de retour en Amérique de graves troubles de la vue et de l’audition. Après une série d’examens ne révélant aucun problème cérébral, les médecins diagnostiquent la schizophrénie avant de confier leur patient à un ethnologue et psychanalyste d’origine française, spécialisé dans la culture amérindienne, Georges Devereux (Mathieu Amalric).

 

 

Jimmy P. n’a pas pour ambition de mettre à plat une analyse – est-ce possible ? – même si le squelette de la cure analytique est apparent : association libre, interprétation des rêves, transfert et contretransfert… L’une des premières révélations du film est de montrer qu’entreprendre une cure analytique, pour le patient comme pour le thérapeute, c’est faire œuvre de fiction. Voilà pourquoi ce qui pouvait paraître rébarbatif au départ – raconter une psychanalyse au cinéma – fonctionne en réalité si bien. A mesure que le film avance Jimmy Picard reconstruit le récit de sa propre vie avec l’aide de Georges Devereux. L’Indien des plaines découvre une chronologie à des épisodes auparavant embrouillés, décousus, obscurs, en les replaçant dans leur contexte, en les organisant comme une histoire avec un sens. Si tout le monde sait que « le langage est le propre de l’homme », Arnaud Desplechin ajoute que l’homme a un besoin impératif de fiction.

Mais Jimmy P. n’est pas seulement le récit d’une analyse réussie. Desplechin est un cinéaste qui aime regarder les relations amoureuses et les relations familiales. Il a toujours été question d’amitié dans ses œuvres. Son film est avant tout l’histoire d’une rencontre entre deux hommes, qui vont se soigner mutuellement. Si les symptômes de Jimmy Picard sont plus spectaculaires, Georges Devereux va-t-il vraiment mieux que son patient ? L’un comme l’autre souffrent de mener une vie incomplète. Tandis que Jimmy se plaint de violents maux de tête, de vertiges, de problèmes ophtalmiques, qui invalident sérieusement son existence, Georges est fébrile, loin de l’attitude posée, de l’assurance caricaturale (et caricaturée ?) des psychanalystes : il tombe malade, trimballe des cernes noirs comme le désespoir. Exilé volontaire, rejeté et discrédité par les institutions médicales en Europe, il est aussi sur le point de dire adieu à une histoire d’amour frappée d’une lente et languide agonie. Jimmy et Georges, malgré des trajectoires et des biographies différentes, sont deux apatrides (l’un dans son propre pays, l’autre entre deux continents) et deux métèques qui doivent faire face au mépris et aux préjugés raciaux et sociaux. Les Indiens ont été spoliés de leur terre, massacrés, réduits à l’état de fantômes et de débris humains, mais aussi de chair à canon pendant la Seconde Guerre mondiale. Devereux est un Juif converti au catholicisme (comme Picard qui a renoncé aux croyances de ses ancêtres), un Roumain nationalisé français qui ment aux autres, et peut-être aussi à lui-même sur ses origines. Un génocide plane sur les deux hommes. Ces souffrances et ces persécutions, intimes et historiques, constituent le terrain partagé sur lequel ils se retrouvent et qui va probablement permettre que la cure commence. Arnaud Desplechin nous révèle ainsi qu’une psychanalyse est à la fois un travail commun et une amitié, au sens fraternel, une alliance entre deux être humains. C’est la seconde révélation du film et la plus bouleversante : oser dire à une époque où notre civilisation est devenue plus individualiste que jamais, que nous sommes plus forts à deux que seuls, que c’est avec l’autre que nous devenons meilleurs. Comme dans Tip Top de Serge Bozon également présenté à Cannes cette année, l’Autre est aussi à entendre au sens de l’étranger : l’accueillir, y compris en soi, ne peut que nous faire du bien et nous réconcilier avec nous-mêmes. C’est probablement cette ultime révélation qui bouleverse autant les deux personnages lorsqu’ils sont sur ce banc avant de se quitter : les voilà plus « complets » qu’avant leur rencontre, mais les voilà aussi peut-être plus conscients de leur besoin de l’autre et donc plus fragiles du seul fait de ce savoir. Arnaud Desplechin, cinéaste révélateur.

Dans Jimmy P. (psychothérapie d’un Indien des plaines) le classicisme « américain » de la mise en scène dissimule comme d’habitude chez Desplechin une grande complexité romanesque, des incartades oniriques très réussies et des citations cinéphiliques subtiles. L’hommage à John Ford (Picard voit au cinéma Young Mister Lincoln, qui est aussi l’histoire d’un homme qui se révèle à lui-même) y croise l’admiration à Truffaut (L’Enfant sauvage, sans doute le modèle du film) et à Bergman (la scène du théâtre de marionnettes, entre autre.)

 

 

 

 

 

 

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