Olivier Père

Cannes 2013 Jour 4 : La Danse de la réalité de Alejandro Jodorowsky (Quinzaine des Réalisateurs)

Entretien avec Alejandro Jodorowsky

Alejandro Jodorowsky adulé pour les formidables El Topo, La Montagne sacrée et Santa Sangre revient au cinéma 23 ans après le très raté Voleur d’arc-en-ciel avec La Danse de la réalité (La danza de la realidad), sorte d’essai poético-autobiographique dans lequel l’artiste panique invite le spectateur à un émouvant voyage introspectif. Nous l’avions rencontré le 3 mai à Paris pour discuter de sa dernière création présentée en première mondiale à la Quinzaine des Réalisateurs, le même jour qu’un documentaire sur son pharaonique projet avorté d’adaptation du roman de science-fiction de Frank Herbert au milieu des années 70, Jodorowsky’s Dune de Frank Pavich (également à la Quinzaine des Réalisateurs.)

Alejandro Jodorowsky

Alejandro Jodorowsky

Avec La Danse de la réalité c’est la première fois que vous réalisez un film avec un matériau explicitement autobiographique, mais votre écriture demeure très fantasmatique et onirique, comme si vous rêviez votre enfance dans une petite ville pauvre du Chili, et apportiez des clés pour mieux comprendre à la fois votre vie et votre œuvre. Que représente pour vous ce film en forme de retour aux sources, vingt-trois ans après votre précédent long métrage ?

Pour moi ce film est comme une bombe atomique mentale. J’ai écrit des livres et inventé une thérapie qui s’appelle la « psychomagie », qui consiste à guérir en actes des problèmes psychologiques de l’enfance liés à la famille. La Danse de la réalité n’est pas seulement un film mais aussi une forme de guérison familiale, puisque trois de mes fils jouent dedans. Je retourne à la source de mon enfance, dans le lieu même où j’ai grandi, pour me réinventer. C’est une reconstruction qui part de la réalité mais me permet de changer le passé. Nous avons tourné le film dans le village de mon enfance, Tocopilla, qui n’a pas changé depuis 80 ans, exactement dans la rue où se trouvait la boutique de mes parents. C’est le seul magasin qui avait brûlé dans cette rue et je l’ai reconstruit pour les besoins du film. J’ai fait quelques retouches en repeignant la salle de cinéma ou en réparant l’asphalte de la route. Quand j’étais enfant cette ville m’a refusé, à cause de mon apparence physique : j’avais la peau blanche, le nez pointu (on m’appelait Pinocchio), j’étais fils d’émigrants Juifs russes au milieu d’un territoire acheté à la Bolivie et peuplé d’Indiens. Donc j’étais un mutant pour les habitants. Je n’avais aucun ami et j’ai passé mon enfance enfermé dans la bibliothèque à lire tous les livres. Je montre dans le film comment les enfants se moquaient de mon sexe circoncis. Grâce au tournage du film et aux améliorations que nous avons apportées à la ville je suis devenu le sauveur, le fils idéal de Tocopilla, finalement. Ils m’ont même délivré un diplôme. Je suis le héros qui a apporté le filtre magique pour sauver son peuple, et ce filtre magique c’est le cinéma.

C’est un endroit très pauvre, isolé. Comment s’est passé le retour dans votre village natal ?

C’était comme dans un rêve. Tout est empoisonné par la pollution des usines et des mines. Nous étions un peu malades, il n’y avait pas d’hôtel. J’ai retrouvé la ville telle quelle. Comme dans le film j’avais les cheveux longs et on me les a coupé dans le même salon de coiffure. Et c’est le fils du coiffeur qui est allé avec moi à l’école qui coupe les cheveux du garçon dans le film. Pour moi l’art doit être plus que l’art, il faut créer autre chose qu’un spectacle capable d’amuser ou de susciter l’admiration.

Vos films précédents étaient également des expériences qui dépassaient le médium cinématographique. Santa Sangre était aussi une thérapie violente où vous mettiez en scène vos propres fils.

C’était à cause du producteur Claudio Argento qui voulait un film d’horreur avec un serial killer. Je l’ai fait, mais à ma façon. Quand j’ai fait El Topo, je voulais faire un western pour toucher le public américain parce que mon premier film Fando et Lis avait été incompris. Avec La Danse de la réalité j’ai eu la chance de trouver un jeune homme Xavier Guerrero qui m’a dit que nous allions toucher des subventions du gouvernement chilien et commencer à tourner très vite. Finalement le gouvernement ne nous a rien donné mais nous avons préparé le film avec un peu d’argent et mes économies. Grâce au documentaire sur Dune j’ai retrouvé Michel Seydoux que je n’avais pas vu depuis très longtemps. Je croyais qu’il était fâché avec moi parce que nous n’avions pas réussi à faire Dune, donc je ne voulais plus lui parler par orgueil. Nous avons découvert que nous étions toujours amis et que nous avions souffert tous les deux de ne pas réaliser Dune, alors j’ai eu l’idée de lui parler de ce nouveau projet. Il m’a demandé ce que je voulais et je lui ai répondu : « je veux entre un et deux millions de dollars pour faire un film dont je ne te dirai rien. Je veux juste que tu me laisses tranquille, que tu aies confiance en moi et je te montrerai le film quand il sera terminé. » Il m’a dit « oui » tout de suite. Je ne pleure jamais mais sa réponse m’a tellement émue que j’ai du me retenir de ne pas éclater en sanglots. C’est ce que j’appelle un miracle, car j’ai pu enfin faire le film exactement comme je le voulais, en totale liberté.

Vous décrivez vos parents comme des personnages excentriques : votre père (interprété par votre fils Brontis Jodorowsky) est habillé comme Staline et votre mère ne s’exprime qu’en chantant. Quelle est la part d’invention, quelle est la part de réalité ?

Je dois dire que le fait de jouer mon père a changé la vie de mon fils ! Tout est vrai ou presque. Mon père était communiste et il était toujours habillé comme Staline. Mon film est adapté de mon propre roman autobiographique La Danse de la réalité (Albin Michel, 2001) et j’ai écrit un autre livre L’Enfant du jeudi noir (Métailié, 2000) dans lequel j’invente que mon père va tuer Ibáñez (président de la République du Chili de 1927 à 1931 et de 1952 à 1958, ndr.) Cette partie est imaginaire. Il voulait le faire mais il n’a jamais mis son plan à exécution. Mais mère voulait être cantatrice mais elle ne l’a jamais été. Dans le film je réalise les rêves de mon père et de ma mère, et je réalise mon propre rêve de les réunir à nouveau et de créer une famille.

Votre univers visuel est très baroque et délirant mais la mise en scène reste sobre, frontale et presque théâtrale, avec des cadres fixes qui renvoient à votre expérience de la bande dessinée.

J’ai dit à mon directeur de la photographie Jean-Marie Dreujou que je voulais une image clinico-photographique, pas esthétique. Je voulais que la beauté jaillisse du contenu, pas de la forme. Donc nous avons décidé d’éliminer la forme, de ne rien mettre entre la caméra et ce qui est filmé, de ne pas faire de mouvements d’appareils inutiles. J’ai aussi supprimé toute la machinerie et la technique qui entourent habituellement les tournages pour ne garder qu’un caméraman avec sa steadicam (caméra sur harnais, ndr.) Une fois le film terminé, j’ai retravaillé toutes les couleurs, grâce au numérique.

Ce film représente une prouesse technique car il a été réalisé d’une manière très originale. J’ai tué l’esthétisme pour créer une autre esthétique. Je me suis limité à l’essentiel, le montage et les plans doivent beaucoup à la bande dessinée, le film avance comme un fleuve.

Dans La Danse de la réalité on retrouve un folklore associé à votre cinéma : le monde du cirque, les mendiants estropiés… Cela faisait-il partie de votre quotidien quand vous étiez enfant ?

Evidemment ! Les infirmes étaient déjà là quand j’étais enfant, je les ai filmé au même endroit. Le village était rempli d’hommes mutilés par les accidents de la mine et les explosions à la dynamite. Handicapés et incapables de continuer à travailler, ils été jetés dans la rue comme des chiens. Ils se saoulaient avec de l’alcool à brûler.

Grâce à La Danse de la réalité on comprend que toutes les images et les personnages baroques qui peuplaient vos films ne provenaient pas de références culturelles ou cinématographiques mais de votre propre vie.

Ma mère avait des seins énormes, j’ai dû chercher une actrice avec une grosse poitrine. Si on montre une femme plantureuse on pense à Fellini, si on montre un nain on pense à Buñuel, si on montre un « freak » on pense à Tod Browning. Mais non, c’était ma vie dans mon village. Tous les éléments de mon enfance sont là.

Aujourd’hui de nombreux réalisateurs ne cachent pas leur admiration pour vos films, de Nicolas Winding Refn à Gaspar Noé en passant par Rob Zombie…

C’est un plaisir et un onguent pour soigner mes plaies. Je me sens comme un radiateur plein de cicatrices. Ma vie de réalisateur n’a pas toujours été facile. Au Mexique on voulait me lyncher après la projection de mon premier film Fando et Lis. J’ai été victime d’insultes et de persécutions. La Montagne sacrée a mis trente ans pour être reconnu. J’ai attendu longtemps pour faire mes films et j’ai toujours refusé de faire du cinéma commercial. El Topo a eu un beau succès underground à New York et cette période était très heureuse pour moi, mais ensuite cela a été plus compliqué. Mais je n’ai jamais cessé d’imaginer des films que je ne pouvais pas réaliser, il y en a des centaines dans ma tête. J’espère que La Danse de la réalité sera le début d’un nouveau cycle, une renaissance de mon cinéma qui a toujours été une lutte contre l’industrie.

 

 

 

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