Hier est sorti en salles, distribué par Wild Side Films / Le Pacte, l’une des sensations du nouveau cinéma britannique : Berberian Sound Studio de Peter Strickland.
Ce film a été découvert en première mondiale au Festival d’Edinbourg en Ecosse, puis en première internationale au Festival del film Locarno l’année dernière.
Il est ensuite devenu un des favoris des festivals du monde entier et de la presse anglo-saxonne qui n’a pas hésité à le classer parmi les meilleurs films de 2012. Espérons que cet enthousiasme sera partagé par les spectateurs français, car le deuxième long métrage de Peter Strickland (après le remarqué Katalin Vargas en 2009) participe au renouveau d’un cinéma anglais non directement social et réaliste, aux côtés des films de Ben Weathley, Christopher Smith ou Neil Marshall. Les enfants de Michael Powell, Terence Fisher et Norman J. Warren.
Berberian Sound Studio propose une approche à la fois très originale et maniaque du monde du cinéma en se déroulant dans les coulisses de la postproduction d’un « giallo », soit un thriller horrifique tels qu’ils étaient fabriqués à la chaine dans les studios romains dans les années 70. La quasi intégralité du film se déroule dans un studio d’enregistrement miteux où un ingénieur du son anglais, Gilderoy, a été invité par la production pour fignoler la postsynchronisation d’un film avec des sorcières qui fait penser à une version « cheap » de Suspiria de Dario Argento. Malgré sa répugnance pour son matériau de travail, Gilderoy se lance dans une quête obsessionnelle du meilleur son possible alors que le film ne semble prétendre à la moindre valeur artistique.
Avec son univers claustrophobe et sa reconstitution à la fois stylisée et hyper-réaliste (le tournage du film a duré quelques jours seulement, dans un studio anglais) du côté obscur du cinéma de genre italien, Berberian Sound Studio est un drôle d’objet, au statut indécidable, quelque part entre l’installation d’art contemporain et la nostalgie pour le cinéma d’exploitation européen. Le film démontre, peut-être à son insu, que tout ce qu’il y avait d’inconsciemment expérimental dans la série Z italienne, avec ses producteurs opportunistes et ses cinéastes apprentis sorciers est devenu aujourd’hui le fond de commerce des galeristes et des vidéastes : bidouillages sonores, distorsions, récupérations. L’une des scènes les plus évocatrices de Berberian Sound Studio montre comment des assistants bruitent une scène de meurtre en pulvérisant à coups de hachoirs des pastèques bien juteuses. C’est à la fois vrai dans les faits (il me semble que c’est avec la même cucurbitacée que Hitchcock obtint le bruit des coups de couteau pour la scène de la douche de Psychose) et totalement « arty » à l’écran puisque la scène vue par Strickland se transforme en « happening », en performance audiovisuelle. C’est la collision entre les années 70 et les années 2000. Mario Bava contre David Lynch, tout contre.
L’appréhension du cinéma par le biais d’une industrie artisanale qui accordait plus d’importance à la pulsion qu’à la signification (le cinéma bis) et par le son (cris, feulements, soupirs, bruitages électroniques, donc l’inverse d’une pensée et d’une parole articulées) est pertinente car elle renforce la dimension fétichiste et anti-romantique de Strickland. En effet si les tournages de films, les coulisses de l’usine à rêve (Hollywood ou Cinecittà) ont été de très nombreuses fois montrées à l’écran (dès les années 30), le bruitage d’un film, sans doute jugé guère romanesque, n’avait jamais été au cœur d’un long métrage. Même Blow Out de De Palma partait de la description d’une profession de l’ombre pour proposer une intrigue de thriller politique.
Entrer dans Berberian Sound Studio, c’est imaginer que Jack (John Travolta) ne quitte jamais sa cabine d’enregistrement, à la recherche du cri parfait pour un « slasher » débile que personne n’ira voir. C’est le destin de Gilderoy, embarqué dans une étrange aventure où il va mettre tout son talent et son professionnalisme au service d’une cause dérisoire, douteuse, voire obscène. La notion d’enfermement est très forte dans le film et Gilderoy, prisonnier d’un espace clos aux limites floues est contraint, dans un pays et une langues inconnues, de rejouer infiniment les mêmes gestes : c’est le côté supplice de Sisyphe de Berberian Sound Studio, film cauchemar qui ne se termine pas vraiment. Comme le remarquait avec pertinence le critique et directeur du Festival d’Edinbourg Chris Fujiwara dans le quotidien du Festival del film Locarno, c’est en montrait l’écart cruel qui existe entre le cinéma comme travail, et les conditions et le résultat de ce travail que Berberian Sound Studio est un film profondément mélancolique.
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