Olivier Père

Saudade de Katsuya Tomita

Saudade

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Bienvenue à Kôfu, dans la préfecture de Yamanashi. Seiji travaille sur des chantiers. Il sympathise avec Hosaka tout juste revenu de Thaïlande. Ensemble, ils passent leurs soirées dans les bars en compagnie de jeunes Thaïlandaises. Sur un chantier, ils rencontrent Takeru, membre du collectif hip-hop de la ville, Army Village. Touché par la crise économique, ce dernier chante son mal-être et sa rage contre la société. Lors d’un défi au cours d’un concert de rap, Takeru et son collectif affrontent un groupe de Brésiliens aux origines japonaises. Commence alors une « bataille des mots » sur fond identitaire. Le résultat du duel sera humiliant pour Takeru, et marquera la naissance d’un sentiment de rancœur, de frustration et de haine qui débouchera sur un crime raciste.

Voici un film précieux et inespéré, un choc qui réveille le cinéma japonais et bouscule son académisme.

Saudade

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Rendons à César ce qui appartient à César : nous avons découvert l’existence de Katsuya Tomita grâce à un article publié dans « Les Cahiers du cinéma » il y a deux ans et signé Terutarô Osanaï. Cela est suffisamment exceptionnel pour être salué. Cet article qui évoquait l’existence d’un collectif cinématographique autour d’un jeune cinéaste, Katsuya Tomita, déjà auteur de deux longs métrages montrés uniquement au Japon, et de son prochain projet Saudade en cours de montage nous donna immédiatement envie de voir ce film et de rencontrer son réalisateur lors du voyage à Tokyo que nous devions entreprendre quelques semaines plus tard. Ce fut chose faite et le film, ne décevant en rien nos attentes, reçut immédiatement une invitation à Locarno où il suscita l’enthousiasme des plus zélés commentateurs du festival, comme le critique portugais Francisco Ferreira ou Philippe Azoury, qui n’hésitèrent pas à comparer Saudade, par sa longueur et son projet esthétique au fameux Milestone de Robert Kramer.

Découvert donc en compétition internationale lors du 64e Festival del film Locarno en 2011, Montgolfière d’or du Festival des Trois Continents de Nantes quelques mois plus tard, Saudade sort le 31 octobre sur les écrans français, distribué par Alfmana films. C’est l’un des plus beaux films qu’on puisse voir en cette fin d’année, révélation non seulement d’un cinéaste mais aussi d’une nouvelle génération et d’un nouveau regard sur le Japon, preuve que ce « cinéma guérilla » n’est pas toujours un stupide argument publicitaire mais qu’il existe vraiment, un peu partout dans le monde, et qu’il est synonyme de création, d’espoir et de liberté.

Saudade est une fresque qui vibre au rythme d’une ville entière, la peu souriante Kôfu dans la province de Yamanashi, et de ses habitants, la plupart victime de la crise économique et appartenant à plusieurs ethnies (principalement des immigrés thaïlandais et brésiliens attirés par l’eldorado nippon). On découvre dans Saudade un Japon provincial et ouvrier, avec des problèmes de racisme, de chômage et d’intégration. Plutôt de que jouer la carte d’un cinéma social, Tomita réalise une forme d’utopie filmique qui embrasse toute une communauté, avec une rage, une énergie et une foi dans le cinéma qu’on n’avait pas vu au Japon depuis les nouveaux cinémas des années 60 et 70, Imamura, Oshima, Wakamatsu, dans un registre sans doute très différent mais tout aussi politique.

Loin de la stylisation extrême dans laquelle le cinéma japonais s’est enfermé au fil des décennies, au risque de l’assèchement, Tomita filme le monde tel qu’il va (mal) davantage à la manière du chinois Jia Zhangke, du taïwanais Hou Hsiao-hsien à des débuts, voire de Pedro Costa ou de Rabah Ameur-Zaïmeche, sans parler des grands modernes Godard et Pasolini.

La vie déborde du film, et pourtant tout est mis en scène avec un sens du cadre, du rythme et du montage remarquables et purement cinématographique. Il faut insister sur le fait que les 167 minutes de ce chef-d’œuvre ne sont jamais ennuyeuses et que Saudade, vaste fleuve filmique charriant destins humains, poème urbain entraînant le spectateur dans un tourbillons d’histoires et de tragédies semble beaucoup moins long que bien des pensums prétentieux ou films d’action calibrés et assommants.

Ce n’est peut-être qu’un élément biographique, mais Tomita, né en 1972 à Kôfu, a exercé les métiers d’ouvrier et de camionneur. C’est en travaillant sur les routes et les chantiers qu’il a pu produire Saudade avec un collectif de cinéastes nommé Kuzoku et le film a été tourné sur une année, avec les protagonistes réels de cette odyssée qui comme quelques-uns des meilleurs films de notre temps ne choisit pas entre fiction et documentaire mais invente une nouvelle façon de mettre en scène le monde : un cinéma véritablement prolétarien et poétique, où l’absence de moyens n’empêche pas une écriture cinématographique, une ambition formelle et romanesque d’une amplitude extraordinaire, un brassage de musique, de travail et d’errance nocturne, de métissage ethnique, de vie de couples et de familles, de plusieurs strates d’hommes et de femmes qui composent une symphonie urbaine et sociale inoubliable.

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