Olivier Père

De Charlot à Chaplin

La société de distribution et de production MK2 qui a acquis les droits mondiaux de 18 films de Chaplin en 2001 ressort le 24 octobre dans les salles de cinéma dix longs métrages en version restaurée sous le titre « De Charlot à Chaplin ». L’occasion de revoir tous les grands films de Chaplin, du Kid (1921) à Un roi à New York (1957) en passant par La Ruée vers l’or (1925) et Le Cirque (1928).

L’Opinion publique (A Woman of Paris, 1923) est une œuvre atypique et importante dans la carrière de Chaplin : l’affirmation précoce que le génie du cinéaste ne se résume pas à la création de Charlot (cela deviendra évident avec les derniers grands films à partir de la fin des années 40, Monsieur Verdoux, Les Feux de la rampe et Un Roi à New York.)

Dans un petit village de France deux jeunes gens s’aiment mais l’hostilité de leurs familles devant cette idylle les contraint à fuir vers Paris pour se marier. Le décès soudain de son père empêche le garçon de se rendre à la gare et la fille part seule vers la capitale. Quelques années plus tard, devenue la maîtresse entretenue d’un richissime séducteur, elle retrouve par hasard son amoureux qui vit pauvrement avec sa mère.

Au sommet de sa popularité et après le triomphe du Kid Chaplin délaisse le personnage de Charlot et réalise ce mélodrame, l’un de ses rares films dans lequel il ne joue pas (il tient un petit rôle dans son dernier film La Comtesse de Hong Kong en 1967.) On est frappé par la modernité de L’Opinion publique, la lucidité de son regard sur la société, la cruauté des situations et la complexité des personnages. Chaplin évoque avec une férocité moqueuse la superficialité des milieux mondains, l’hypocrisie des courtisanes, mais aussi la rigidité bornée de l’autorité familiale. L’héroïne n’est pas épargnée, lorsqu’elle poursuit dans la rue un clochard qui s’est emparé du collier de perles qu’elle a jeté par la fenêtre lors d’une dispute avec son amant. Adolphe Menjou, extraordinaire dans le rôle du dandy épicurien apparaît presque comme le caractère le plus sympathique du film malgré son cynisme et son amoralité. L’échec du film, longtemps invisible, empêchera Chaplin de poursuivre dans cette voie sérieuse, plus radicale et tout aussi personnelle que ses comédies. Loin du burlesque et du sentimentalisme liés aux aventures du célèbre vagabond, Chaplin laisse percer une sorte de froideur et de misanthropie qu’on retrouvera plus tard dans son œuvre, particulièrement dans Monsieur Verdoux (1947).

Les Temps modernes (Modern Times, 1936) marque la dernière apparition de Charlot à l’écran. Le film suivant de Chaplin, Le Dictateur (The Great Dictator, 1940) montrera que la moustache de l’éternel vagabond a été volée par un autre petit brun, aussi haineux que Charlot était teigneux. Mis bout à bout, les nombreux courts métrages et quelques longs réalisés entre 1914 et 1936 forment la biographie d’un personnage destiné à devenir un mythe et laissent entrevoir l’évolution symétrique de Charlot et de Chaplin. Le burlesque concède de plus en plus de place au mélodrame (voir Les Lumières de la ville en 1931), les larmes se disputent aux rires, le tragique au comique et, dans Les Temps modernes les intentions politiques et sociales de Chaplin se font particulièrement virulentes. Le film est une satire de la mécanisation et des cadences infernales auxquelles sont soumis les ouvriers des usines. Une image symbolise à elle seule le propos du cinéaste et le film tout entier : Charlot prisonnier des engrenages d’une machine infernale. Cette partie sur le travail à la chaîne, inspiré du film de René Clair À nous la liberté, ne constitue que les premières minutes du film. Cependant, cette métaphore de la mécanisation du monde jusque dans ses pannes sèches (la crise économique, le chômage et la misère) va filer tout au long du métrage où Charlot, projeté dans le monde moderne, va sans cesse se heurter aux structures de la vie sociale, rigidement encadrées par les forces de l’ordre et du patronat. La profusion de gags et de quiproquos qui montrent Charlot comme un individu ontologiquement réfractaire à toute forme d’autorité ou de discipline sidère par sa perfection. La mise en scène, qui place le corps de l’acteur, prodigieux d’invention et d’élégance, au cœur de son système, brille par sa précision. Impossible de citer les nombreuses scènes d’anthologie : le drapeau ramassé par hasard transformant charlot en meneur de grévistes (repris par Leone dans Il était une fois la révolution et par Argento dans Le cinque giornate) ; le patinage dans le grand magasin, la vie rêvée de couple… On aurait tort de concevoir le film comme une succession de sketches tant la mise en scène de Chaplin dissimule sa sophistication sous une invisibilité de façade.

Si Les Temps modernes en particulier – sans doute le film le plus parfait de son auteur – et l’œuvre de Chaplin en général est l’une des rares à prétendre à l’éternité, et suscitent autant d’admiration vivante, sans le respect dû aux pièces de musée, c’est parce que l’art de Chaplin a toujours défié son époque et les modes. Réfractaire au cinéma parlant, Chaplin a prolongé la pratique du cinéma muet au-delà du raisonnable, seul contre tous, en jouant les bruitages contre les dialogues, la musique contre les discours. Il est significatif que les premiers sons émis par la bouche de Charlot, à la fin du film, se révèlent un galimatias d’onomatopées fredonnées à la place des paroles impossibles à retenir d’une chanson de cabaret. Universel, le cinéma de Chaplin recule l’échéance du doublage ou du sous-titrage, refuse de se soumettre à des techniques coupables de créer une distance entre le film et le public populaire de la planète entière. Le cinéma comme étendard de la liberté, pour le monde et contre la société ; la mise en scène comme enregistrement du réel ; la parole comme obstacle au sens et aux sentiments : des temps difficiles pour un film moderne, intemporel donc toujours d’actualité.

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