Alejandro Jodorowsky n’a signé qu’une poignée de longs métrages en quarante ans mais sa notoriété est immense dans le cercle des amateurs de bizarreries cinématographiques. Il fut dans les années 70 une diva de l’underground, véritable superstar dans les milieux artistiques de la contre-culture internationale. Faute d’avoir pu mettre en scène des films à la hauteur de ses ambitions délirantes (il échoua à filmer Dune avant David Lynch) il se consacre désormais à la littérature, la bande dessinée ou l’enseignement du tarot à Paris. Jodorowsky est un cinéaste visionnaire, catégorie en vogue à l’époque du psychédélisme et d’une permissivité nouvelle en matière de sexe et de violence, où l’on regroupait pour le meilleur Kubrick ou Fellini, pour le moins bon Ken Russell. Jodorowsky s’est toujours trouvé entre les deux, adulé par les fans de rock ou de science-fiction pour son imagination foisonnante et la puissance de ses images, pas vraiment pris au sérieux par les gardiens du temple cinéphilique qui le considéraient comme un aimable fumiste ayant trop forcé sur les champignons hallucinogènes (sauf Luc Moullet qui s’intéressa à ce cinéaste iconoclaste comme lui, mais d’une autre manière).
Mais revoir ses films les plus fameux, El topo et La Montagne sacrée permet de vérifier que Jodorowsky est un sacré cinéaste dont chaque film est la trace d’une aventure, d’une vision ou d’une expérience encore plus folle, effrayante ou dangereuse, comparable en cela à Argento ou Herzog. Alejandro Jodorowsky, issu d’une famille de juifs russes exilés en Amérique du Sud, né au Chili en 1930, français d’adoption, crée le mouvement Panique avec Topor et Arrabal et réalise ses premiers films au Mexique. D’abord Fando et Lis (Fando y Lis, 1968) d’après une pièce d’Arrabal (pas encore vu) puis le célèbre El topo en 1970. El topo est un western baroque et sanglant, mais aussi un trip métaphysique qui ne lésine pas sur les hommages à Glauber Rocha, Sergio Leone, Pasolini, plus Tod Browning et le théâtre de la cruauté d’Artaud, dans un mélange de mysticisme pop et de religiosité latine qui rencontre un succès monstre auprès des hippies du monde entier. El topo inaugure en Amérique et en Europe la mode des séances de minuit hebdomadaires où se ruent comme à la messe les fanatiques de films tels que Phantom of the Paradise ou Eraserhead. Fort de ce succès et aidé par quelques mécènes et admirateurs célèbres parmi lesquels John Lennon et George Harrison Jodorowsky imagine une ambitieuse superproduction ésotérique qui syncrétise plusieurs pratiques et croyances mystiques, de la cabale à la méditation zen. La Montagne sacrée (The Holy Mountain, 1973) est une « Divine Comédie » sous acide, succession de tableaux apocalyptiques, choquants, grotesques qui s’achève par la quête d’un groupe d’hommes et de femmes, menés par un gourou (le cinéaste lui-même) vers l’immortalité. Extrêmement spectaculaire, filmé en scope technicolor, La Montagne sacrée offre une expérience de spectateur assez unique et souvent impressionnante par l’ampleur de son délire visuel et la beauté convulsive de ses images, obscénité, onirisme et vérité se mêlant dans un vaste champ poétique. Jodorowsky se déclarait alors le « Cecil B. de Mille de l’underground », ce qui définit parfaitement son projet extrêmement mégalomane mais aussi capable de conduire le spectateur le moins initié par la main au milieu d’une débauche de moyens et d’idées folles grâce à des émotions et des sensations élémentaires.
Jodorowsky a réalisé Tusk (1980) en Inde, l’histoire d’un éléphant où le réalisateur met la pédale douce sur la violence pour réaliser une jolie fable pour enfants qui souffrit de gros problèmes de production et qu’il a plus ou moins renié. Il est vrai que le résultat est sympathique mais inégal.
Si Tusk renonçait au sang,le bien nommé Santa Sangre (1989) qui marque le retour de « Jodo » à la mise en scène après neuf ans passé à écrire des bandes dessinées en déverse des hectolitres et n’a rien à envier à La Montagne sacrée côté hallucinations. Le producteur italien Claudio Argento, frère de Dario, proposa au cinéaste mexicain de mettre en scène un film d’horreur au Mexique. Jodorowsky accepta l’invitation sans pour autant affaiblir la folie de son imaginaire et se limiter aux règles du genre. Santa Sangre est une grande réussite de l’artiste panique qui signe ici son film le moins ésotérique tout en conservant un lien très fort avec la magie et la religion. C’est aussi son film le plus narratif et accessible puisque Santa Sangre s’apparente à un mélodrame psychanalytique ou à un thriller fantastique, juste plus fou, sanglant et émouvant que 80 % des films du même genre. Si les digressions, les provocations sont toujours aussi frappantes, Santa Sangre demeure l’un des plus inoubliable récit de folie et d’obsession du cinéma contemporain dans la lignée des chefs-d’œuvre de Tod Browning, Freaks et L’Inconnu. Le personnage central du film, aux différents âges de sa vie, est interprété par deux des fils du cinéaste, Adan et Cristobal (Axel à l’époque du film) qui vécurent une expérience à la fois traumatisante et libératoire. Le tournage devint un véritable exorcisme familial, une expérience émotionnelle et humaine dépassant comme toujours chez Jodorowsky l’unique domaine de la fabrication d’un film. On a découvert par hasard ce film unique dans une salle de Londres avant de le revoir au moment de sa sortie trop confidentielle en France en 1993, quatre ans après sa réalisation.
Ensuite Jodorowsky a réalisé l’un des films les plus catastrophiquement mauvais et inutile de l’histoire du cinéma, Le Voleur d’arc-en-ciel (The Rainbow Thief, 1990) avec Omar Sharif et Peter O’Toole. Et puis plus rien, malgré quelques annonces de projets, les producteurs ne semblant pas être pressés à produire les folies du cinéaste mexicain. Cependant on annonce pour bientôt un nouveau film de Jodorowski sur son enfance chilienne, et un documentaire sur la préparation avortée de son Dune qui devait être produit par Michel Seydoux, avec entre autres Mick Jagger et Salvador Dali.
Laisser un commentaire