Olivier Père

Locarno 2012 Day 6 : João Pedro Rodrigues

Joao Pedro Rodrigues et Joao Rui Guerra da Mata

João Pedro Rodrigues et João Rui Guerra da Mata

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Le Portugal est un pays de cinéma. Un cinéma d’artistes, exclusivement. Il possède ses grands maîtres, ses poètes maudits, mais aussi sa jeune garde, incroyablement talentueuse, représentée par Miguel Gomes (qui vient de signer avec Tabu le plus beau film de 2012, avec Holy Motorsde Leos Carax), João Nicolau et quelques autres. De la même génération ou presque, le cinéaste João Pedro Rodrigues fait figure de franc-tireur.

O fantasma

O fantasma

Très vite, il a établi un univers homo érotique très personnel, régi par les fantômes et les fantasmes, comme le soulignait le titre de son premier long métrage O fantasma. João Pedro Rodrigues est né à Lisbonne en 1966. Il étudie d’abord la biologie et veut devenir ornithologue avant de s’intéresser au cinéma. Il devient assistant réalisateur et assistant monteur sur plusieurs films. Son premier long métrage, O fantasma (2000), présenté en sélection officielle au Festival de Venise connaît un grand retentissement international, et devient un titre de ralliement auprès d’une certaine communauté cinéphilique, homosexuelle ou non, à l’affût des surgissements cinématographiques radicaux et sans concession. Cette histoire, entre sordide et sublime, d’un jeune éboueur homosexuel tombant amoureux fou d’un inconnu mêle poésie des bas-fonds et représentation crue de la sexualité, avec une réflexion sur le devenir animal de l’homme régressant vers des pulsions primitives.

Odete

Odete

Mourir comme un homme

Mourir comme un homme

Le deuxième film de João Pedro Rodrigues, Odete (2005), explore de nouveau les territoires de l’amour fou, de l’obsession et de la transgression. Cette fois-ci, le corps sensuel et vaguement androgyne d’une sublime jeune femme vient apporter une altérité nouvelle au cinéma homosexuel de Rodrigues. Cette intrusion du féminin dans un monde viril est justement le sujet d’Odete, qui illustre la circulation du désir entre la vie et la mort, mais aussi entre les sexes, jusqu’à la confusion de l’identité sexuelle. Rodrigues poursuivra cette voie en consacrant son troisième film, le splendide et funèbre Mourir comme un homme (Morrer como um homem, 2009), à l’agonie mélodramatique d’un transsexuel malheureux en amour et dans sa chair qui vécut comme une femme mais désira mourir comme un homme. Le cinéma de Rodrigues est transgenre, dans tous les sens du terme. Sur le plan sexuel et cinéphilique. En effet, le cinéaste convoque des références hétérogènes. Il oscille en permanence entre une rigueur quasi bressonienne (avec recours à des modèles davantage qu’à des acteurs) et le lyrisme flamboyant des mélos de Douglas Sirk, le fantastique épuré de Jacques Tourneur et le baroquisme opératique des films de Werner Schroeter. On peut aussi voir Odete commeun grand film religieux ou Dieu est remplacé par l’amour fou, soit un film surréaliste sans l’idée de blasphème. Odete est en effet l’histoire d’un cheminement vers l’absolu.

Odete rejoint une certaine tradition du mélodrame fantastique où l’amour triomphe de la mort, où les amants s’aiment d’outre-tombe, au-delà des frontières entre le rêve et la réalité, la vie et la mort. On pense bien sûr à L’Aventure de Mrs. Muir (The Ghost and Mrs Muir), Peter Ibbeston, Portrait de Jennie (Portrait of Jennie).

L’ombre de Vertigo plane aussi au-dessus de tout le film de João Pedro Rodrigues, qui baigne dans un climat de fétichisme morbide. Le film pourrait très bien s’intituler « d’entre les morts », comme le roman français de Boileau et Narcejac qui inspira le chef-d’œuvre d’Hitchcock.

Si Odete  – le personnage – est hantée par Pedro, Odete – le film – est hanté par le cinéma hollywoodien. « Moon River », la chanson préférée de deux jeunes amants, fut chantée à l’origine par Audrey Hepburn dans Diamants sur canapé (Breakfast at Tiffany’s) de Blake Edwards, déclinée en plusieurs versions dans la bande musicale extrêmement élaborée du film conçue par le cinéaste français Frank Beauvais. Rodrigues n’est pas le premier à mettre les codes esthétiques du cinéma hollywoodien des années 50 et 60 à l’épreuve d’une réalité contemporaine désenchantée. Avant lui, Rainer Werner Fassbinder se livra à d’audacieuses transpositions critiques des mélos de Douglas Sirk dans l’Allemagne blafarde des années 70. Rodrigues, dans Odete, pousse son désir de cinéma dans ses ultimes retranchements, presque en osmose avec le délire de maternité de son héroïne. Ce désir s’exprime par la folie du scénario, en convoquant le fantastique, la magie et les éléments naturels davantage que la psychologie et la psychanalyse. C’est le vent nocturne qui soulève les rideaux de la fenêtre de l’appartement en sous-sol d’Odete et la pénètre de l’esprit de Pedro, comme une visitation divine. Le temps d’un plan sublime (suivi d’un autre tout aussi remarquable sur un bouquet de fleur rouge sang), le réalisme glisse vers une dimension parallèle, le Portugal cesse d’être le pays du film, nous entrons dans un monde magique et « bigger than life » qui n’appartient qu’au cinéma de João Pedro Rodrigues.

La dernière fois que j'ai vu Macao, l'un des 19 films de la Compétition internationale de Locarno

La dernière fois que j’ai vu Macao, l’un des 19 films du Concorso internazionale de Locarno

Il existe une veine asiatique dans le cinéma de João Pedro Rodrigues. Elle débute avec China, China (2007), très beau court métrage qui met en scène la communauté chinoise de Lisbonne (montré à la Quinzaine des réalisateurs, comme Odete, quand j’en étais le délégué général). Puis il y a l’impressionnant Alvorada Vermelha (« Aube rouge ») documentaire cruel et poétique tourné au marché aux poissons de Macao en 2011, et présenté au Festival l’année dernière. Ces deux courts métrages ont la particularité d’être réalisés et écrits avec João Rui Guerra da Mata, le compagnon de Rodrigues. Il collabore depuis le début à l’écriture et à la direction artistique de ses films. C’est ensemble que les deux hommes signent A Última Vez Que Vi Macau (“la dernière fois que j’ai vu Macao”) présenté aujourd’hui en première mondiale et en compétition internationale à Locarno. Le film poursuit cette exploration intime et poétique de la ville chinoise, où João Rui Guerra da Mata a passé une partie de son enfance et de sa jeunesse.
Ce film réussit un audacieux mélange des genres, entre essai documentaire, journal intime, enquête policière et film fantastique. La beauté des prises de vue qui captent la beauté chaotique et nocturne du paysage urbain est accompagné par une voix off qui raconte un étrange voyage et un retour aux sources. Le narrateur revient en effet 30 ans après son départ dans la ville de son enfance, répondant à l’appel à l’aide d’une amie, Candy, une chanteuse de cabaret. S’engage alors un jeu au chat et à la souris entre le narrateur et Candy qui lui laisse des messages énigmatiques mais qui se dérobe à des retrouvailles impossibles.
Le cinéma de Rodrigues a toujours été un art de la métamorphose, de la confusion (sexuelle mais pas seulement) et de la communication entre des espaces disjoints : le règne humain et animal, le passé et le présent, la vie et la mort, l’homme et la femme, Hollywood et le cinéma de poésie européen. Les auteurs parviennent à partir de très belles images urbaines de Macao à créer une ambiance fantastique de complot et d’apocalypse, quelque part entre En quatrième vitesse d’Aldrich et La Féline de Tourneur. L’étrange, l’inquiétude surgissent de détails quotidiens, d’un cadre ou d’un son. L’art baroque est un art de la métamorphose. Sans rien dévoiler des mystères et des surprises qui peuplent ce splendide essai presque dépourvu de la figure humaine mais habité par les voix de ses deux auteurs, disons que A Última Vez Que Vi Macau est le plus baroque des films, puisqu’il ne cesse de muter et de changer de forme sous nos yeux, passant dans le même plan du journal filmé le plus intime à la fiction policière la plus délirante. A noter également que João Rui Guerra da Mata a la particularité d’être le seul cinéaste cette année à avoir deux films dans deux compétitions différentes à Locarno puisqu’il est l’auteur, pour la première fois en solo, de O que arde cura présenté en première internationale dans la section Pardo di domaini. C’est un très beau court métrage de 27 minutes librement inspiré de « La Voix humaine » de Jean Cocteau, situé le soir de l’incendie de Lisbonne, avec dans le rôle unique et principal… João Pedro Rodrigues.

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