Olivier Père

Pourquoi le cinéma roumain est grand

Corneliu Porumboiu

Corneliu Porumboiu

La Mort de Dante Lazarescu

La Mort de Dante Lazarescu

La découverte du jeune cinéma roumain dans les années 2000 demeure la plus belle apparition cinématographique de ces dernières années. Cela est d’autant plus vrai qu’au contraire d’un feu de paille cette révélation enthousiasmante n’a jamais déçu depuis, au point que le cinéma roumain est aujourd’hui plus que jamais une valeur sûre dans le paysage des festivals internationaux. Ce renouveau spectaculaire commença pourtant discrètement : les deux premiers titres de la « nouvelle vague roumaine », du moins aux yeux des spectateurs étrangers, furent Le Matos et la Thune (Marfa si banii) de Cristi Puiu (2001) et Occident de Christian Mungiu (2002). Il est intéressant de noter que ces deux films, malgré une présentation au Festival de Cannes (à la Quinzaine des Réalisateurs, là où tout à commencé) ne furent même pas distribués en France, et à peine chroniqués par les journalistes de ce pays, ce qui prouvent le mépris total de la critique et des distributeurs français pour le cinéma roumain à l’époque. Trois ans plus tard, les choses vont radicalement changer avec l’explosion, toujours à Cannes mais dans la section Un Certain Regard, de La Mort de Dante Lazarescu (Moartea domnului Lazarescu) de Cristi Puiu, qui va connaître un triomphe critique international, s’imposer comme l’un des films les plus importants de la décennie, et remettre un pays entier sur la carte du cinéma mondial. La raison de ce succès s’explique par l’ampleur romanesque, l’ambition et la puissance formelle d’une œuvre qui fuit la séduction ou l’esthétisme majoritaire pour fouiller dans l’âme et les entrailles d’un pays (la métaphore hospitalière n’est pas fortuite) à la recherche d’une vérité roumaine et sans doute universelle. Le critique argentin Quintin, membre du jury Un Certain Regard qui décerna son prix au film de Puiu en 2005, compare Puiu avec justesse à Balzac dans son projet de proposer une radioscopie de la Roumanie à travers la lente agonie d’un vieil homme sans importance, et toutes les personnes qu’il va rencontrer entre son domicile et l’hôpital. Une véritable « comédie humaine » miniature. La durée (150 minutes) et la mise en scène (prédilection pour les longs plans, l’hyperréalisme et la fabrication d’un temps réel) installent pour longtemps – jusqu’à maintenant ? – les canons esthétiques du nouveau cinéma roumain.
Ce chef-d’œuvre inaugural, plutôt que de demeurer une exception monstrueuse et géniale dans un cinéma national sinistré, va engendrer une prolifération rapide et régulière de films extrêmement talentueux réalisés par des réalisateurs plus jeunes ou de la même génération que Puiu (né en 1967), se connaissant entre eux, souvent originaires du même milieu et ayant étudié au même endroit à Bucarest. Ce rapprochement générationnel, sociologique et géographique a bien sûr incité les observateurs extérieurs à parler de « nouvelle vague », mais à la différence du modèle français, il n’y a jamais eu chez ces cinéastes la revendication d’un groupe ou d’un mouvement collectif, mais plutôt l’épanouissement, dans un espace et un temps communs, de fortes individualités artistiques dont les films ont un air de famille car ils puisent tous dans le même terreau, extraordinairement riche, historique, social et culturel. On peut souvent mesurer la grandeur d’un cinéma national – ou plutôt de l’œuvre de cinéastes appartenant à un pays particulier – à l’aune de la complexité, de la richesse, ou de la violence de son histoire contemporaine ou de son héritage culturel. En ce qui concerne la Roumaine, force est de constater que tous ces facteurs étaient en place pour aboutir à la renaissance d’une cinématographie qui avait connu un premier âge d’or en la personne d’un seul cinéaste, Lucian Pintile, qui à partir de La Reconstitution (Reconstituirea, 1968) a incarné à lui seul le cinéma roumain, son ambassadeur à l’étranger, avec une œuvre critique, courageuse et lucide. Le solide ancrage dans la réalité sociopolitique et historique du pays des films de Pintile permet de le considérer comme une figure tutélaire pour la nouvelle génération.

12h08 à l'est de Bucarest

12h08 à l’est de Bucarest

4 mois, 3 semaines, 2 jours

4 mois, 3 semaines, 2 jours

Il aura fallu attendre presque vingt ans pour que le régime de Ceaușescu, la révolution roumaine et la chute du dictateur, réservoir infini de traumatismes, d’histoires fondatrices mais aussi d’anecdotes inspirent deux films fondateurs du jeune cinéma roumain : 12:08 à l’est de Bucarest (A fost sau n-a fost?, photo en tête de texte) de Corneliu Porumboiu en 2006 et 4 mois, 3 semaines, 2 jours (4 luni, 3 saptamâni si 2 zile) de Cristian Mungiu en 2007. C’est aussi avec ces deux titres que débute mon histoire personnelle avec le cinéma roumain, en tant que délégué général de la Quinzaine des Réalisateurs à Cannes. Le premier long métrage de Corneliu Porumboiu compte parmi les plus belles découvertes que j’ai pu faire à la tête de la manifestation indépendante cannoise. Je me souviens que lors des projections de travail avant le début du festival, le film avait déjà été refuse deux fois par l’un des membres de mon comité de sélection. Je dois à l’insistance du coproducteur du film, Dan Burlac, qui me demanda de voir le film moi-même, la chance d’avoir pu inviter ce film à la Quinzaine des Réalisateurs. Découvrant le film en DVD chez moi, sans rien savoir ni de son histoire ni de son réalisateur, nous avons été immédiatement séduit et surpris ma compagne et moi par l’humour et la proposition formelle du film, riant de bon cœur devant les situations et les répliques hilarantes imaginées par Porumboiu. Rares sont les cinéastes contemporains qui osent le mariage de la comédie et du cinéma d’auteur, encore plus rares sont ceux qui inventent des dispositifs de mise en scène et travaillent une certaine forme de radicalité formelle à des fins comiques ou humoristiques. Le chemin tracé par Jacques Tati n’a pas été suivi par beaucoup d’artistes. Corneliu Porumboiu est parvenu avec ce coup de maître à adopter un dispositif expérimental (le film se déroule presque exclusivement en plans fixes dans un lieu fermé et unique) pour aboutir à un film profondément drôle, divertissant et intelligent. Dans un studio de télévision locale, où un débat est organisé par un professeur d’histoire à l’occasion des seize ans de la Révolution pour savoir si la petite ville de province a réellement participé à l’événement historique. Le professeur et les deux autres intervenants sont alors violemment pris à parti par un auditeur anonyme qui sème la confusion en remettant en cause les propos des trois hommes, et leur conduite guère héroïque au moment des faits. Film sur la mauvaise conscience et l’hypocrisie d’une frange de la population roumaine qui a idéalisé la révolution sans y prendre part, 12:08 à l’est de Bucarest est peut-être une œuvre cathartique réalisé par un cinéaste né en 1975, donc très jeune aux moments de faits, ce qui lui permet sans doute à la fois un pouvoir d’observation et de souvenirs personnels, mais aussi de distance critique et ironique. Mais c’est avant tout une comédie exceptionnelle dont les parti pris de mise en scène austères et minimalistes, au lieu d’intellectualiser et d’alourdir le film, valorisent le travail des comédiens, tous exceptionnels, et créent des effets comiques d’une grande efficacité, au point que l’on pense parfois au meilleur de la comédie satirique italienne, qui elle aussi savait faire rire en pointant du doigts les travers de ses concitoyens et l’absurdité de certains comportements, toujours en prise directe avec l’histoire et la société d’un pays.

Ce formidable premier film, qui fit crouler de rire la salle de la Quinzaine des Réalisateurs lors de ses deux projections officielles, obtient en toute justice la Caméra d’Or au Festival de Cannes. Le talent de Corneliu Porumboiu se confirma avec son deuxième film, Policier, adjectif (Politist, adjectiv, 2009), également présenté à Cannes (Un Certain Regard) et lauréat de nombreuses récompenses dans les festivals. Délaissant le registre de la pure comédie, Porumboiu réussit un film encore plus intelligent, ambitieux et original que son premier long métrage, adoptant ici le registre, rarement utilisé au cinéma, de la fable morale et de la démonstration philosophique, autour du cas de conscience d’un jeune policier. La précision implacable de la mise en scène et de l’interprétation coïncident avec la rigueur de la réflexion du cinéaste sur les thèmes de la loi et de la conscience. Deux films, deux œuvres majeures du cinéma contemporain.

Policier, adjectif

Policier, adjectif

Un an après avoir remporté la Caméra d’Or, le cinéma roumain remporte la Palme d’Or avec 4 mois, 3 semaines, 2 jours, deuxième long métrage de Cristian Mungiu (né en 1968) qui synthétise toutes les qualités formelles et thématiques des précédents grands films roumains : exploration d’une page sombre de l’histoire roumaine à hauteur humaine (une histoire d’avortement clandestin sordide sous la dictature de Ceaușescu, dont la sévère politique nataliste avait conduit à la répression de l’avortement, de la contraception et du divorce) ; technique de filmage, au plus près des personnages, et de dramaturgie, tendue comme un arc, en temps réel ; interprétation remarquable de réalisme des deux jeunes actrices principales, Anamaria Marinca, Laura Vasiliu). Ce film étendard va asseoir la réputation d’excellence et d’exigence du cinéma roumain dans le monde entier, pour la décennie suivante et jusqu’à maintenant. Pourtant le film suivant de Mungiu, présenté cette année au Festival de Cannes et lauréat de deux prix (meilleur scénario, meilleure interprétation féminine), Au-delà des collines (Dupà Dealuri, 2012) déçoit les attentes en échouant à transcender les codes établis par Puiu et Porumboiu. Mungiu devient avec ce film celui qui fait entrer le jeune cinéma roumain dans sa forme académique.

Boogie

Boogie

A la Quinzaine des Réalisateurs, j’ai eu l’occasion de continuer mon soutien au jeune cinéma roumain en présentant Boogie (2008) de Radu Muntean, un jeune cinéaste qui avait été révélé au Festival de Locarno en 2006 avec son second long métrage Hîrtia va fi albastrã (The Paper Will Be Blue) et qui n’a cessé de confirmer la solidité et le talent de son cinéma jusqu’à son dernier film en date, Mardi, après Noël (Marti, dupa craciun, 2010) aux ambitions bergmaniennes. Après le récit de la difficulté de grandir et d’être un homme dans Boogie (excellent film qui évoquait à la fois I Vitelloni de Fellini, Husbands de Cassavetes et les ruminations existentielles et éthyliques d’Hong Sangsoo dans une petite station balnéaire roumaine), Mardi, après Noël impose Muntean comme un très fin observateur du couple et des relations entre les hommes et les femmes, aidé par des acteurs magnifiques (la Roumanie est aussi un vivier de jeunes comédiens régulièrement employés par les cinéastes qui nous intéressent, comme Gragos Bucur pour ne citer que lui.)

Best Intentions

Best Intentions

Morgen

Morgen

Lorsque j’ai quitté la Quinzaine des Réalisateurs pour devenir directeur artistique du Festival del film Locarno, mon intérêt et ma relation heureuse avec le cinéma roumain ne se sont pas démentis, au contraire. L’édition 2010 de Locarno a été marquée par la découverte de deux excellents premiers films roumains en compétition internationale, Periferic de Bogdan George Apetri et Morgen de Marian Crisan, fable humaniste qui renoue avec un sens de l’humour absurde et poétique sans jamais fuir la réalité dramatique de son sujet, le sort des travailleurs émigrés clandestins rejetés à la frontière. Récompensés à Locarno, les enthousiasmants débuts de Marian Crisan (né en 1976) avaient été précédés par la Palme d’Or du court métrage au Festival de Cannes en 2008 avec Megatron. En 2011, un autre film roumain a gagné plusieurs prix à Locarno, Din dragoste cu cele mai bune intentii (Best Intentions) réalisé par Adrian Sitaru, déjà remarqué avec son premier long métrage Pêche sportive (Pescuit sportiv, 2007).

Aurora

Aurora

Autobiographie de Nicolae Ceausescu

Autobiographie de Nicolae Ceausescu

Aujourd’hui, c’est bien sûr le risque de la répétition et de la systématisation d’une méthode ou d’un style qui menace le cinéma roumain, absent cette année du Festival del film Locarno, même si ses plus brillants représentants l’ont déjoué dès leur second film, comme Porumboiu, en inventant une nouvelle forme adaptée aux idées et aux thèmes de leurs projets. Dans Aurora (2010), Cristi Puiu radicalise sa démarche de cinéaste, cette fois-ci plus proche de Dostoïevski que de Balzac, avec la trajectoire meurtrière d’un homme ordinaire, aux motivations opaques, qui traverse 181 minutes de film, interprété Puiu en personne. Ce film à la fois impressionnant et déceptif marque sans doute un point de non retour dans notre appréhension du cinéma roumain contemporain. N’oublions pas que le cinéma roumain est aussi capable de produire des objets filmiques non identifiés. Le film d’animation Crulic – drumul spre dincolo (Crulic – The Path to Beyond, 2011, également découvert à Locarno) d’Anca Damian est la reconstitution d’un faits-divers dramatique aux résonances politiques qui utilise une multitude de techniques d’animation pour raconter la grève de la faim et la mort d’un roumain victime d’une erreur judiciaire dans une prison polonaise. L’utilisation de l’animation est légitimée par le fait que le film est narré d’outre-tombe par Crulic lui-même, qui rêve sa vie tragique de la morgue où son corps est entreposé. Je n’oublie pas non plus le travail unique d’André Ujica, sans doute le plus grand documentariste en activité (même si cette description de son talent est réductrice) qui a réalisé avec Autobiographie de Nicolae Ceausescu (Autobiografia lui Nicolae Ceausescu, 2011), proposition d’une vie rêvée par le dictateur roumain, exclusivement à partir d’images d’archives retraçant sa carrière politique, sans le moindre commentaire. Le dernier grand film roumain en date.

Curlic

Curlic

Ce panorama du cinéma roumain actuel n’a pas la prétention d’être exhaustif ni objectif, puisqu’il concerne des films que j’ai aimés et des auteurs que j’ai pu côtoyer ces dix dernières années, parfois en les invitant dans des festivals, ou seulement en discutant avec eux de leurs films (Cristi Puiu est le seul grand réalisateur roumain que je n’ai pas encore rencontré). Il est seulement le reflet de mon admiration pour une production que ne cesse de me surprendre et de m’impressionner par la rigueur de son exécution, son intelligence et sa dimension morale.

Version légèrement modifiée d’un texte écrit pour la revue roumaine AperiTIFF. Merci à Mihai Chirilov et au Transilvania International Film Festival.

Catégories : Actualités

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