Olivier Père

L’Ange exterminateur de Luis Buñuel

À Mexico, rue de la Providence, un couple de la bourgeoisie libérale, les Nobile, a organisé une grande réception mondaine à la sortie de l’opéra. Sont invités une dizaine de représentants de la haute société, parmi lesquels de nombreux artistes et intellectuels. Les Nobile s’étonnent de l’absence de leurs domestiques, mais sont encore plus surpris de constater que leurs invités, pris d’une soudaine torpeur, sont incapables de quitter la maison, même si la porte est restée ouverte. Cette situation va durer quatre jours et quatre nuits au cours desquels les séquestrés imaginaires vont devoir subir les affres de la promiscuité, le manque d’hygiène, la faim et l’épuisement. Lorsque les comparses parviendront enfin à s’extraire de leur cage invisible, ce sera pour échouer dans un nouveau piège, cette fois-ci une église. Réalisé entre une production espagnole (Viridiana) et une autre française (Le Journal d’une femme de chambre), L’Ange exterminateur (El ángel exterminador, 1962) est l’avant-dernier film mexicain de Luis Buñuel. Les chefs-d’œuvre de la période mexicaine du cinéaste dressaient les portraits d’obsessionnels névrotiques (le mari jaloux de El, l’assassin frustré de La Vie criminelle d’Archibald de la Cruz). L’Ange exterminateur dessine l’état des lieux de la bourgeoisie, et filme la catastrophe de la dégradation d’une classe qui perd en quelques heures tout son vernis pour laisser réapparaître la pourriture et la barbarie. D’une structure d’enfermement l’autre (culturelle, sociale, religieuse), la bourgeoisie n’en finit plus d’étouffer sous ses propres mythologies. Le film se prête, bien entendu, à une lecture marxiste : la bourgeoisie, immobiliste et repliée sur elle-même, se laisse mourir, privée de moteur créatif et d’énergie. Mais Buñuel, comme à son habitude, met dans son film des éléments oniriques ou des détails personnels qui se dérobent à l’analyse. Encadré par des œuvres plus romanesques, L’Ange exterminateur appartient à la veine iconoclaste du cinéaste. On retrouve dans les malheurs de ce groupe de bourgeois à la fois le souvenir de L’Age d’or et l’ébauche du grand film de la dernière période de la carrière (française) de Luis Buñuel, Le Charme discret de la bourgeoisie, où un groupe d’amis se révèlent incapables de mener à bien un projet de dîner. Surréaliste par ses « grands symboles de rien », L’Ange exterminateur utilise des techniques d’expérimentation douces que l’on retrouve dans les meilleurs Buñuel. Ainsi, pour accentuer l’idée d’enfermement, le cinéaste redouble certaines scènes et fait dire à ses protagonistes plusieurs fois les mêmes choses, le plus discrètement possible. Comme il utilisera dans son dernier film Cet Obscur Objet du désir deux actrices différentes pour jouer le même personnage féminin, l’air de rien.

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