Olivier Père

Rétrospective Otto Preminger au Festival del film Locarno 2012 (english version below)

Après Ernst Lubitsch et Vincente Minnelli, c’est Otto Preminger (photo en tête de texte, sur le tournage de L’homme au bras d’or) qui sera célébré lors de la 65ème édition du Festival del film Locarno, du 1er au 11 août 2012, avec la rétrospective complète de son œuvre cinématographique.

Otto Preminger est un maître du cinéma hollywoodien venu d’Europe, comme Alfred Hitchcock ou Fritz Lang, dont il faut revoir sans cesse les films et, pour certains, les redécouvrir. Car Preminger est à la fois un grand auteur populaire (nombre de ses films furent de très grands succès commerciaux au moment de leurs sorties et demeurent des classiques intemporels) et un cinéaste pour « happy fews », l’exemple type du cinéaste pour cinéphiles, celui dont les titres des films – ou plutôt de leurs souvenirs, plus ou moins lointains, plus ou moins exacts, se murmurent entre deux séances des cinémathèques du monde entier. Parmi les trente-huit films réalisés par Otto Preminger (1905-1986), certains ont acquis une célébrité immortelle : Laura en tête, mais davantage à cause de la mythologie du film noir et la présence inoubliable de Gene Tierney que pour la signature de son auteur ; Carmen Jones (longtemps invisible en France en raison d’un procès stupide des héritiers de Bizet, mais projeté au Festival del film Locarno, après avoir ouvert le Festival de Cannes en 1955) ; Autopsie d’un meurtre (pour le génial James Stewart) ; L’Homme au bras d’or (pour Frank Sinatra dans son meilleur rôle et la musique de Duke Ellington)… Ces titres fameux, grands succès de l’histoire du cinéma américain portent tous l’empreinte et la personnalité d’un cinéaste qui a déchaîné l’admiration, pour des raisons parfois contradictoires, aussi bien des « Cahiers du cinéma » (Rivette et Godard, puis Biette et Daney) que des mac-mahoniens, secte cinéphilique réunie autour de la revue « Présence du cinéma » et des ses têtes pensantes Jacques Lourcelles et Michel Mourlet, qui l’inclurent dans leur « carré d’as » en compagnie de Raoul Walsh, Fritz Lang et Joseph Losey, avant de retomber dans une relative indifférence, explicable par une fin de carrière problématique.

Car si Laura n’a pratiquement jamais quitté l’affiche depuis sa sortie, il était devenu difficile – avant l’avènement du DVD et des chaines câblées –   de voir ou de revoir sur grand écran des chefs-d’œuvre tels que Sainte Jeanne, Tempête à Washington ou Le Cardinal ou tout simplement de découvrir le dernier film d’Otto Preminger, The Human Factor (1979).

Que symbolise Preminger aujourd’hui ? À l’heure d’un triomphe du cinéma d’auteur, et des effets de signature tapageurs, son cinéma apparaît comme l’apogée du classicisme, et repose sur un art de l’équilibre et un génie de la composition plastique aussi bien que de la narration, qui englobe destins individuels et Histoire, violence et rétention, intelligence froide et émotion, scepticisme hautain et humanisme.

Mais surtout, l’art de Preminger est un art de l’invisibilité, ce qui a sans doute freiné sa reconnaissance comme auteur. Preminger est sans doute le cinéaste à avoir poussé à son plus haut degré de perfection les recherches sur le montage interdit, en créant des films non pas uniquement composés de plans séquences, comme La Corde d’Hitchcock, mais donnant cette illusion de continuité par un travail sur la fluidité et l’harmonie à l’intérieur des plans et des séquences. Preminger est le cinéaste classique par excellence, car son art méprise l’expérimentation voyante (ce n’était pas toujours le cas d’Hitchcock – voir Vertigo), et met la maîtrise de l’écriture cinématographique au profit de l’évidence, du réalisme et de la dramaturgie.
Un film comme Exodus (sans doute le plus beau et le plus représentatif des Preminger des années 60) s’écoule ainsi comme un long fleuve majestueux, épousant le thème du film sur l’amplitude de l’Histoire qui draine les conflits et les destins personnels.

Le cinéaste qui en savait trop

Otto Preminger nait à Wiznitz en Autriche-Hongrie en 1905. Il apprend la mise en scène à Vienne auprès de Max Reinhardt, avant de s’exiler aux Etats-Unis en 1934. D’abord le théâtre à New York, puis le cinéma à Hollywood.

Ce qui déroute encore, c’est la variété des thèmes et des genres abordés par Preminger, l’hétérogénéité – superficielle – de l’œuvre, fragmentée en plusieurs périodes distinctes. Preminger réalise cinq films avant Laura, un premier dans son Autriche natale (Die Grosse Liebe), les autres pour le département B de la Fox, que le cinéaste renie en bloc; puis Laura (1944), chef-d’œuvre inaugural.

Si on peut parler de film mythique, c’est bien à propos de Laura. Résultat d’un genèse tumultueuse, fruit d’un rapport tumultueux (à la suite d’un conflit entre Otto Preminger et Daryl Zanuck, le film fut commencé par un autre cinéaste (Rouben Mamoulian) avec que Preminger ne puisse enfin prendre le contrôle du film et mener à bien un projet dont il avait été l’instigateur). Le résultat, génial, marque les véritable début de la carrière de Preminger, auparavant metteur en scène de théâtre et auteur de quatre films. Cette enquête policière sur l’assassinat raté d’une jeune et brillante publicitaire est à la fois un classique absolu du film noir et le chef-d’œuvre inaugural d’une série d’études psychologiques centrées autour d’un personnage féminin fascinant.

Les films noirs d’Otto Preminger méritent sans doute une place à part, car ils n’obéissent jamais tout à fait aux canons du genre, symptomatiques de l’indépendance du cinéaste, de sa vision d’artiste et de ses légendaires conflits avec Zanuck. A partir de Laura (1944), son chef-d’œuvre inaugural à la Fox, Preminger signe une série d’études psychologiques remarquable par sa cohérence et sa densité romanesque qui empruntent souvent la forme du film noir. Crime passionnel conte l’itinéraire moral d’un escroc transfiguré par l’amour, tandis que Le Mystérieux Docteur Korvo est un mélodrame noir, ténébreux récit d’hypnose et de manipulation, qui tranche par son approche onirique de la psychanalyse avec le réalisme des films noirs produits par la Fox. A chaque nouveau film, Preminger perfectionne son art de la mise en scène, fait de très longs plans, de savants mouvements de grue et d’une direction d’acteurs (et plus encore d’actrices) virtuose.

En 1950, Preminger signe le très beau Mark Dixon, détective. Mark Dixon, un flic hanté par le souvenir de son père voyou tue accidentellement un suspect dans un accès de fureur. Il maquille l’accident en règlement de comptes et tente de faire condamner un chef de gang. Malheureusement, un chauffeur de taxi et accusé du meurtre et Mark Dixon tombe amoureux de la fille de l’infortuné suspect. Moins célèbre que Laura, ce film noir qui réunit à nouveau le couple Dana Andrews-Gene Tierney compte pourtant parmi les chefs-d’œuvre d’Otto Preminger. Dans Mark Dixon, détective, l’accent est mis sur la névrose masculine, le dilemme moral du héros et sa dépendance à la violence. « When the Sidewalks Ends » (« le bord du trottoir »), titre original, désigne la fine frontière qui sépare le Bien du Mal. Alors que Preminger est essentiellement réputé pour ses portraits féminins et son talent de directeur d’actrices, le cinéaste offre ici à Dana Andrews, acteur au jeu inquiet et tendu, un rôle complexe où il peut exprimer sa personnalité tourmentée et somnambulique.

La troisième période de la carrière de Preminger, la plus singulière, est celle de l’indépendance et de la maturité souveraine. En 1953, fatigué des tracasseries de la censure et des bagarres avec les “décideurs” des studios, Preminger décide de devenir son propre producteur et d’exercer un contrôle absolu sur ses films, du choix des sujets à la campagne publicitaire accompagnant leur distribution, ouvrant ainsi la voie à Billy Wilder, Robert Aldrich et Stanley Kubrick.

Un contrat sans précédent avec les Artistes Associés va ainsi garantir à Preminger une autonomie complète sur la conception de ses films, incluant le contrôle du montage définitif. Après l’ère des stars et celles des producteurs, Preminger va ainsi promouvoir l’image du metteur en scène, perfectionniste et autoritaire, véritable auteur du film, voire sa principale vedette. Avec son crane rasé, son imposante silhouette, sa distinction prussienne et sa réputation de dictateur sur les tournages, ce juif autrichien était abonné aux rôles d’espions ou d’officiers nazis. Son rôle le plus célèbre demeure celui de von Scherbach dans Stalag 17 de Billy Wilder, mais il interpréta aussi Mister Freeze dans la série télévisée « Batman », avant qu’un autre Autrichien célèbre reprenne le rôle pour le grand écran en 1997, Arnold Schwarzenegger.

Preminger va symboliquement inaugurer cette période de liberté et de créativité inédite dans l’histoire d’Hollywood avec La lune était bleue (1953), une comédie dont le contenu, encore scabreux pour l’époque (le flirt entre un séducteur mûr et une jeune fille vierge) et surtout les dialogues explicites n’auraient jamais franchi le cap de l’autocensure des studios, peu désireux de devoir affronter le boycott des ligues de vertu. Au contraire, Preminger a très vite compris la publicité gratuite que pouvait apporter un bon scandale savamment orchestré. La lune était bleue, film au budget modeste mais adapté d’une pièce qui avait déjà fait ses preuves à Broadway profitera ainsi des foudres de la Ligue catholique de décence  – parce que le mot « vierge » était prononcé !- et rencontrera un beau succès sans que Preminger n’ait eu à faire la moindre coupe ou concession. La lune était bleue raconte la tentative de séduction par un architecte, le temps d’une nuit, d’une jeune fille délurée rencontrée sur la terrasse de l’Empire State Building, empêchée par son ex fiancée, le père de celle-ci, incorrigible coureur de jupons qui la demande en mariage.

Premier titre de l’émancipation de Preminger, le film ne fait partie pas partie des œuvres majeures du cinéaste. Sans doute le film est-il trop dépendant d’un matériau théâtral quelque peu daté (les histoires de vierges professionnelles ne choquent plus grand monde) et la mise en scène de Preminger, plus fonctionnelle qu’à l’habitude, ne cherche pas à transcender les limites de la pièce, amusante mais trop légère.

Le principal problème réside dans le fait que Preminger, si plusieurs de ses chefs-d’œuvre sont baignés d’ironie, n’a jamais fait preuve d’un talent particulier pour la comédie pure. Il avait pourtant terminé le dernier film d’Ernst Lubitsch, mort au début du tournage, La Dame au manteau d’hermine en 1948 (en compétition au Festival del film Locarno). Mais Preminger ne possède pas le génie comique d’un Billy Wilder auquel le film fait souvent penser. Si William Holden est excellent, comme Maggie Mac Namara, découverte par le cinéaste, le rôle outré de David Niven, acteur guère passionnant, a particulièrement mal vieilli.

L’acteur se rachètera en trouvant un des meilleurs rôles de sa carrière dans Bonjour tristesse, toujours de Preminger, en 1957.

Les films suivants de Preminger sont heureusement d’une autre envergure. Une liste impressionnante, entre 1954 et 1962, de purs chef-d’œuvre ou presque : Rivière sans retour, Carmen Jones, Condamné au silence, L’Homme au bras d’or, Sainte Jeanne, Bonjour tristesse, Porgy and Bess, Autopsie d’un meurtre, Exodus, Tempête à Washington.

Rivière sans retour (1954) est un titre trop souvent oublié quand on évoque la carrière de Marylin Monroe. Il lui permet pourtant, mieux qu’ailleurs, d’exprimer son talent et de se montrer réellement émouvante et bonne actrice, loin des clichés de l’idiote pulpeuse ou de l’animal blessé qu’exploitèrent des cinéastes moins talentueux et scrupuleux que Preminger. Otto Preminger signe son unique western et son premier film en Cinémascope couleur, et se montre aussi inspiré par les grands espaces du Canada et ce nouveau format que par le noir et blanc et les tournages en studio de ses drames psychologiques. Ce splendide film d’aventures est avant tout l’histoire d’un itinéraire moral où un homme au passé douloureux (Robert Mitchum) doit reconquérir l’admiration de son jeune fils, et tombe amoureux d’une prostituée au grand cœur. Les longs plans et les subtils mouvements de caméra de Preminger, l’interprétation de Mitchum et Monroe et l’intelligence et la sérénité qui se dégagent de Rivière sans retour en font un classique du western.

Méconnu, mal aimé, Sainte Jeanne (1957) est pourtant un des films le plus sublimes d’Otto Preminger, dans lequel le cinéaste confirme son génie dans la direction d’actrices juvéniles et la psychologie féminine, l’intelligence dans l’adaptation de textes ou de livrets, l’élégance d’une mise en scène aux plans longs qui résout avec une suprême aisance les problèmes du passage de la scène à l’écran. Sainte Jeanne est tirée d’une pièce de George Bernard Shaw, adaptée au cinéma par l’écrivain Graham Greene et Otto Preminger. Les deux hommes modifièrent la construction de l’œuvre originale en décidant de raconter la vie de Jeanne d’Arc par une série de retours en arrière (le film débute sur le roi Charles VII vieillissant visité dans la nuit par le fantôme de Jeanne), mais en restituèrent parfaitement l’esprit ainsi que la beauté du texte. De toutes les adaptations cinématographiques de l’histoire de Jeanne (et l’on sait qu’elles sont légions), il s’agit de la moins religieuse. Le scepticisme et l’ironie combinés de Shaw et de Preminger proposent une évocation humaine, pleine de sympathie et de mélancolie, de la pucelle d’Orléans. Le film ne serait évidemment pas le même sans Jean Seberg, une jeune fille de dix-sept ans du Middle West, sans aucune expérience théâtrale ni cinématographique, choisie parmi plusieurs milliers de postulantes auditionnées à travers le monde. Jean Seberg se révélera une actrice géniale. Preminger confirmait avec éclat sa réputation de grand directeur d’actrices, lui qui avait déjà obtenu des merveilles (parfois dans la douleur) de Gene Tierney, Linda Darnell ou Jean Simmons. Jean Seberg-Jeanne devient ainsi une splendide héroïne premingerienne, intelligente mais déchirée par des aspirations contraires, habitée par la fièvre et la passion sous une apparence angélique. S’il est tentant d’associer exclusivement Sainte Jeanne à l’interprétation inoubliable de Jean Seberg, ce serait toutefois injuste pour les autres comédiens, aussi chevronnés que Seberg inexpérimentée. Dans le rôle du Dauphin, Richard Widmark livre une de ses performances les plus originales, loin des durs à cuire ou des gangsters névrotiques qui avaient assis sa réputation à Hollywood. Le reste de la distribution est constitué d’excellents comédiens du théâtre et du cinéma anglais, le shakespearien John Gielgud en tête. Sainte Jeanne fut un échec cinglant au moment de sa sortie et le jeu de Jean Seberg jugée totalement faux, trop en avance sur son époque sans doute. Les commentaires sur Jean Seberg sont particulièrement injustes et cruels. Preminger ne se démonte pas et confie à sa protégée le rôle principal de son film suivant, une adaptation du roman de Françoise Sagan, Bonjour tristesse : nouveau chef-d’œuvre, incompris au moment de sa sortie et qui n’obtient pas le succès espéré. Jean Seberg se tourne vers la France et joue dans le premier film d’un jeune critique des « Cahiers du cinéma », grand admirateur de Preminger : A bout de souffle de Jean-Luc Godard. Loin de Hollywood, c’est ce film qui fera de Jean Seberg une star et une icône moderne dans le monde entier, à jamais.

Preminger, malgré sa satisfaction devant le travail accompli, ne fut pas tendre envers Sainte Jeanne. Dans son autobiographie, il affirme : « je dus reconnaître que j’étais le seul responsable de l’échec, pour avoir mal interprété la pièce de George Bernard Shaw, en entourant la dramatisation de la légende de Jeanne d’Arc de passion religieuse. C’était au fond une réflexion très intellectuelle sur le rôle qu’a joué la religion dans l’histoire de l’humanité. »

Trop subtile, mais surtout trop intime pour toucher le grand public, Sainte Jeanne est l’œuvre maudite de Preminger, mais également « un film de chevet » pour ses vrais admirateurs, comme l’écrit Jacques Lourcelles dans son « Dictionnaire du cinéma – les films ».

Autopsie d’un meurtre (1959) compte parmi les plus beaux films d’Otto Preminger et du cinéma classique hollywoodien qui vit ses dernières heures de gloire. Ce chef-d’œuvre du film de procès offre à James Stewart un de ses plus grands rôles. Autopsie d’un meurtre décortique la machine judiciaire et dresse le portrait d’un avocat qui met tout son professionnalisme et son intelligence au service d’une cause qui ne les mérite pas. Preminger fait ici de la maîtrise, son beau souci de cinéaste, le sujet même de son film, doublé de sa critique.

Tempête à Washington (1962) peut être considéré comme le dernier chef-d’œuvre absolu de Preminger, celui ou la perfection de la forme et l’intelligence du discours se marient idéalement. Tempête à Washington est le second film choral consécutif de Preminger, après Exodus. Cette fois encore, la multiplicité des personnages, des opinions et des points de vues est censée restituer la réalité étudiée dans sa globalité et sa complexité. Le film débute avec l’annonce de la désignation d’un nouveau secrétaire d’état aux affaires étrangères par le président des États-Unis. Avant d’être voté par le Sénat, ce choix doit être examiné par une commission d’enquête qui révèle bientôt les sympathies communistes que le candidat a entretenu dans sa jeunesse. Le film propose la chronique des événements qui vont se succéder durant les quelques jours qui séparent l’ouverture de l’enquête du vote du Sénat. Très documenté et particulièrement instructif sur le fonctionnement des institutions politiques des États-Unis, aussi haletant qu’un film à suspens, Tempête à Washington est construit comme une succession de scènes d’affrontements oratoires entre deux ou plusieurs personnages, et lève le voile sur un réseaux de manigances, tactiques, tricheries et même de chantages (menacé de voir un épisode homosexuel de son passé révélé au grand jour, un sénateur se suicide). Bien que démocrate convaincu et actif, Preminger ne réalise pas une œuvre engagée ou militante, mais un film de moraliste. Le scepticisme et la lucidité du cinéaste sont à leur comble. Au-delà du débat moral que le film soulève (doit-on juger un politicien sur son passé, sur son intégrité ou sur ses compétences?), Tempête à Washington enregistre au cœur même de la vie politique américaine (le Sénat) la décadence de la démocratie, assaillie par la tentation fasciste d’une part, rongée par l’immobilisme de l’autre. Les coulisses et la scène politiques finissent par se confondre, et les rites sénatoriaux se transforment en simulacres déviés de leurs significations et vocations premières. Le film est également remarquable pour la qualité homogène de son interprétation. Henry Fonda, dans un rôle bref, est extraordinaire, mais la palme revient à Charles Laughton, en vieux sénateur sudiste, absolument génial dans ce qui reste sa meilleure – et dernière – apparition à l’écran.

Un an après son génial Tempête à Washington sur le Sénat américain, Preminger souhaite renouveler le succès d’Exodus sur l’état d’Israël et réalise une nouvelle fresque à la fois monumentale et intimiste, consacrée cette fois-ci au fonctionnement de l’Église catholique, avec l’intention avouée de la décrire comme une organisation politique et de critiquer sa position complaisante lors de l’annexion de l’Autriche par Hitler. Le Cardinal est raconté en flash-back. Lors de la cérémonie où il est fait cardinal en 1939 à Rome, le bostonien Stephen Fermoyle se souvient des principales étapes de sa vie. Un parcours qui pourrait sembler édifiant (le jeune prêtre découvre l’humilité dans un trou perdu du Canada, combat le racisme en Géorgie, devient un expert en diplomatie au Vatican et tente de convaincre l’évêque de Vienne du danger du nazisme) s’il n’était pas semé de tragédies privées directement causées par le rigorisme de sa foi ou son ambition carriériste. Lorsqu’il ne filmait pas des adaptations d’opéras ou de pièces de théâtre, Preminger aimait aborder les grands sujets de société et d’histoire, en adaptant les best-sellers du moment. Une tactique commerciale qui lui permettait d’évoquer des thèmes sensibles, comme ici les coulisses de l’Église, dans des films longs et au propos austère malgré la somptuosité des moyens mis en œuvre, et qui s’avérait souvent payante (même si Le Cardinal fut un demi-échec à sa sortie et reste un titre sous-estimé et incompris). En effet Preminger et ses scénaristes parvenaient à transcender un matériau littéraire médiocre, mélodramatique ou bien-pensant (comme pouvait l’être le roman d’Henry Morton Robinson) pour élever une superproduction au rang d’œuvre classique. Ainsi Le Cardinal est-il un film de moraliste sous des apparences de spectacle consensuel. Admirablement mis en scène et d’une intelligence mordante, Le Cardinal décortique une à une les ambiguïtés du pouvoir et de la foi, même si l’épisode viennois, sur l’intervention antinazie du Vatican, est empreint d’une forme d’idéalisme démocratique que Preminger était le premier à revendiquer.

Autopsie d’un maître

On a vu que dans les années 50 le cinéaste était parvenu, dans une suite régulière de chefs-d’œuvre, à trouver un équilibre magique entre la réussite commerciale, l’intelligence audacieuse des sujets et l’élégance classique de la mise en scène de ses films. Après trois titres transitoires, imparfaits mais encore magnifiquement réalisés (Le Cardinal, Première Victoire, Bunny Lake a disparu), la carrière de Preminger va prendre à partir de 1968 un tour catastrophique, avec des films dont la déchéance formelle rivalise avec la sottise du propos (Skidoo, satire des hippies et des médias et Rosebud, sur le terrorisme international, sont les deux pires navets de cette triste période). Après Bunny Lake a disparu, tourné à Londres en 1965, sorte de réponse au Psychose d’Alfred Hitchcock, Preminger s’enlise dans une série de ratages ou de films mineurs (Hurry Sundown ; Skidoo ; Tell Me That You Love Me, Junie Moon ; Such Good Friends ; Rosebud), qui donnent l’impression que son cinéma est devenu caduc, démodé par les audaces du Nouvel Hollywood.

Comment expliquer une telle dégringolade ? D’une part Preminger, qui avait réussi à faire reculer les barrières de la censure et des préjugés moraux, se trouve fort dépourvu lorsque le cinéma américain des années 70 se vautre soudain dans la trivialité et la provocation. Comment le cinéaste raffiné d’Anatomie d’un meurtre pouvait-il lutter en face de Macadam Cow Boy, La Horde sauvage, Délivrance, Orange mécanique ou Taxi Driver ? D’autre part Preminger illustra, tardivement mais violemment, la théorie qu’on peut juger réactionnaire mais qui s’est souvent révélée exacte, selon lequel plusieurs grands cinéastes hollywoodiens doivent beaucoup de leurs réussites artistiques au système dirigiste des studios, capables de transformer les contraintes esthétiques et économiques en formidables stimulants à la créativité. Jacques Tourneur, Allan Dwan, Raoul Walsh, Joseph Losey et dans une certaine mesure Fritz Lang en furent les plus fameux exemples. Livrée à elle-même, la somptueuse maîtrise de Preminger finit par tourner à vide et se corrompre au contact de projets à la fois idiots et prétentieux et de la décadence d’un certain savoir-faire des studios. D’ « esclave libre », Preminger devint l’esclave de sa liberté, et la victime d’une position admirablement gagnée. Otto trop tard ? Pas tout à fait. En 1979, alors que plus personne ne donne cher de la peau de l’ex grand cinéaste, Preminger, à l’âge de 73 ans, adapte en Grande-Bretagne un roman de Graham Greene et signe un émouvant testament cinématographique, qui dissimule derrière une sombre histoire d’espionnage un constat amer sur le monde, livré au cynisme, à la duplicité et à la destruction de l’individu. The Human Factor est un récapitulatif de l’art de Preminger en même temps qu’un adieu. L’humour y est plus froid que jamais, le conflit entre le réalisme et l’onirisme de la mise en scène (le contraste frappant entre le côté documentaire du début du film et la scène finale, dans un décor volontairement théâtral), définitif et cinglant. Un terne fonctionnaire britannique qui travaille aux affaires britannique est en fait un agent double qui a décidé de trahir son pays après être tombé amoureux d’une jeune africaine et l’avoir épousée en même temps, et bien davantage, que la cause anticolonialiste. Mais son double jeu va entraîner la mort de son innocent collègue (soupçonné à sa place, il sera impitoyablement éliminé) et la destruction de sa petite famille. Ennemi de toute emphase, Preminger se situe bien évidemment à l’opposé de la mythologie du film d’espionnage véhiculée par la série des James Bond. Anti spectaculaire, The Human Factor dessine le portrait d’un homme ordinaire brisé pour avoir fait preuve d’humanité (le fameux facteur humain) dans un monde absolument déshumanisé. Preminger retrouve la précision et l’invisibilité de sa mise en scène, parvenant en quelques plans à définir l’univers étriqué du personnage principal (son bureau, son trajet en train de banlieue, puis la bicyclette pour rejoindre son pavillon de banlieue). Mais à la place de la ménagère anglaise l’attend une superbe jeune femme noire (Iman, future madame David Bowie). La fiction peut débuter. Elle s’achèvera par un plan magnifique, en écho au générique initial de Saul Bass : un combiné téléphonique se balançant dans le vide, symbole de plusieurs communications interrompues. Celle de l’antihéros avec sa femme, celle de Preminger avec le monde moderne, mais aussi celle du public avec le cinéaste. Preminger ne tournera plus. Par son désenchantement et sa beauté mortifère, The Human Factor rejoint les testaments esthétiques et moraux de quelques autres grands cinéastes, Ford (Frontière chinoise), Lang (Le Diabolique Docteur Mabuse), Visconti (L’Innocent). Preminger s’éteint le 23 avril 1986 à New York.

La rétrospective sera accompagnée d’un ouvrage publié aux éditions Capricci, en français et en anglais. Elle sera reprise par la Cinémathèque suisse et la Cinémathèque française, partenaires de cet événement cinéphilique international.

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