Olivier Père

Jerzy Skolimowski

Le génial Deep End sort ces jours-ci dans une superbe édition Blu-ray (chez Carlotta). Idem pour Essential Killing (parmi les dix meilleurs films de l’année 2011), chez Studiocanal. C’est occasion de se pencher à nouveau sur l’œuvre de Jerzy Skolimowski (photo en tête de texte), une des plus belles du cinéma moderne.

Jerzy Skolimowski, né en 1938, fut une figure marquante du nouveau cinéma polonais des années 60 aux côtés de Roman Polanski avant de devenir un cinéaste insaisissable, à la carrière déroutante. Signes particuliers de Skolimowski : à la fois poète et boxeur, acteur et réalisateur, franc-tireur et farouchement individualiste, comme en témoignent ses premiers films et ceux qui suivront, tournés un peu partout dans le monde. Walkover est le deuxième long métrage de Skolimowski, après Signe particulier : néant (1964). Il y interprète le rôle principal, celui d’un étudiant désœuvré qui a raté son diplôme d’ingénieur et qui erre dans des paysages industriels incertains, jamais à sa place dans une Pologne en voie de modernisation. Rencontres pittoresques, humour grinçant, jeunes femmes agaçantes, mais surtout inventivité permanente de la mise en scène. Skolimowski, sans doute sous influence godardienne, comme beaucoup d’autres à l’époque, bouscule la syntaxe cinématographique, les bonnes manières et les habitudes. Le film débute par une image gelée, puis le regard caméra d’une jeune femme en gros plan, quelques secondes avant qu’elle ne se jette sous un train arrivant en gare. C’est de ce même train que va descendre le « héros » de Walkover, trentenaire qui va accepter par dépit de participer à un tournoi de boxe amateur. Lui aussi regardera régulièrement la caméra dans des plans fixes où il semble jauger le spectateur, lui imposer des plans miroirs où se reflète une image inconfortable de la condition d’homme, entre rébellion et désillusion, parfaitement intemporelle malgré l’ancrage historique du film dans la post Nouvelle Vague européenne.

Skolimowski est un cinéaste de l’énergie, mais d’une énergie vaine. Il s’agit plutôt de dépense. Son personnage est sans cesse en mouvement, mais il fait du sur place, marche à reculons ou reviens en arrière (le plan, a la fois allégorique et d’une impressionnante vigueur physique, où le cinéaste saute d’un train en marche pour rejoindre le lieu qu’il venait de quitter), prisonnier de la société, incapable d’échapper à un présent stérile et à un futur guère excitant. Athlétique, il doit sa victoire sur le ring non pas à sa force mais à un gag humiliant qui donne sa signification au film : le « walkover » du titre, qui désigne dans le vocabulaire de la boxe une victoire par abandon.

Skolimowski, comme son collègue Polanski, ne va pas supporter longtemps la censure politique de la Pologne communiste. Après La Barrière (1966), Haut les mains est interdit l’année suivante par la censure (il faudra attendre 1981 pour qu’il soit projeté sur un écran.) Skolimowski quitte son pays et commence une carrière erratique d’exilé perpétuel, filmant d’abord en Belgique le magnifique Départ, très proche des films de Godard (il lui emprunte Jean-Pierre Léaud, génial en garçon coiffeur rêvant de devenir champion de course automobile), en Italie Les Aventures du brigadier Gérard (que Skolimowski considère comme son pire film). Heureusement son installation en Grande-Bretagne lui sera plus profitable.

Deep End (1970), grâce à la ressortie providentielle du film en salles cette année, puis en DVD et Blu-ray, dans une magnifique copie restaurée (merci Bavaria et Carlotta) a permis de revoir ce film culte, sans doute le plus beau de Skolimowski et l’un des meilleurs des nouveaux cinémas européens des années 60-70.

On a pu dire que les meilleurs films anglais modernes avaient été réalisés par des étrangers : Blow Up d’Antonioni, Répulsion de Polanski et surtout Deep End de Jerzy Skolimowski. En règle générale, les films des grands cinéastes en exil possèdent une qualité d’étrangeté et d’observation qui les rend fascinants. Skolimowski dans Deep End ne quitte presque jamais les locaux d’une piscine (filmés à Munich, coproduction oblige !), mais un coin de rue, une entrée de boîte de nuit et un bout de campagne enneigée suffisent à restituer le Londres de l’époque, beaucoup moins glamour que celui d’Antonioni mais absolument authentique, avec ce mélange de mauvais goût, d’ambiances glauques et de candeur érotique.
Considéré à juste titre comme un des meilleurs films jamais réalisés sur l’état d’adolescence (thème déjà traité dans les premiers films de Skolimowski et son premier long métrage hors de Pologne Le Départ tourné en Belgique avec Jean-Pierre Léaud), Deep End fut longtemps confiné à un culte confidentiel en raison de sa rareté, seulement visible dans de pauvres copies 16mm ou 35mm en mauvais état qui avaient survécu aux outrages du temps depuis le début des années 70, période sinistrée des nouveaux cinémas du monde entier dont la redécouverte est toujours autant d’actualité. Ceux qui avaient eu la chance de le découvrir par hasard en gardaient un souvenir ébloui. Ils n’avaient pas rêvé. La ressortie providentielle de Deep End en apporte la preuve éclatante. Le film enfin restauré avec ses rutilantes couleurs pop venant balafrer la grisaille londonienne est chef-d’œuvre de mélancolie et de cruauté, ancêtre pas si lointain des « teen movies » sensibles signés Gus Van Sant dans son exploration pleine d’empathie des émois définitifs de l’adolescence.
C’est un film de peintre (ce que le réalisateur deviendra lorsqu’il cessera de mettre en scène pendant dix-sept ans), de poète (ce qu’il avait été avant de faire des films) mais aussi de boxeur (autre activité du cinéaste dans sa jeunesse, qui a maintenu dans tous ses films une violence incisive, une précision du geste et une énergie virile qui n’appartiennent qu’à lui.)
Un jeune garçon timide devient employé dans des bains publics de l’East End londonien. Chargé d’assister les client(e)s, il découvre un univers clos où la promiscuité et la nudité humides des corps sont propices à divers échanges et trafics pas très éloignés de la prostitution. Il s’amourache surtout de sa collègue, une belle fille à la réputation facile qu’il épie et tente maladroitement de séduire. Deep End a l’idée géniale d’inverser les rôles : au garçon de jouer les pucelles effarouchées devant les avances sexuelles des rombières ménopausées, tandis que la fille (Jane Asher, fiancée de Paul McCartney au moment du tournage), cynique et libérée, s’amuse avec les hommes et les envoie balader à la première occasion.
La beauté de porcelaine de John Moulder Brown, petit prince prolo et héros rimbaldien de ce roman d’apprentissage désastreux en vase clos ajoute au charme fou d’un film tour à tour drôle et tragique, où explose l’art de Skolimowski : ce mélange de poésie et de trivialité, d’énergie et de morbidité que l’on a retrouvé intact dans ses derniers opus, le superbe Quatre Nuits avec Anna (film du grand retour au cinéma après dix-sept ans d’absence consacrée à la peinture, dans une retraite improbable à Malibu, et aussi retour à la terre natale polonaise, que j’avais montré en ouverture de la Quinzaine des Réalisateurs à Cannes en 2009) et le non moins génial Essential Killing en 2011 (encore une histoire de désir vital et de voyage vers la mort).

J’avoue n’avoir jamais vu Roi, dame, valet (d’après Nabokov, dont l’échec laissera Skolimowski six ans sans tourner) et Le Cri du sorcier film sur la folie avec Alan Bates, Susannah York et John Hurt.

Douze ans après Deep End, Skolimowski réalise un deuxième chef-d’œuvre à Londres, Travail au noir. Un film ouvertement politique, mais avant tout une aventure humaine absurde et obsessionnelle, comme toujours chez le cinéaste. Décidé et filmé dans l’urgence, Travail au noir répond au traumatisme du coup d’état polonais de décembre 1981, vécu de loin par l’exilé perpétuel Skolimowski. Le contremaître Novak et trois maçons polonais viennent travailler au noir à Londres pour effectuer des travaux dans la maison d’un riche compatriote. Lorsque Novak, le seul à parler anglais, apprend la nouvelle du coup d’état militaire, il décide de ne pas en informer les ouvriers, de les maintenir dans un état d’ignorance et de retarder le plus possible l’échéance de leur retour impossible au pays. Encore un film de claustration, Travail au noir est l’histoire d’un projet insensé voué à l’échec et la métaphore astucieuse de la douleur d’un pays et de ses exilés. Jeremy Irons, plus que crédible en travailleur polonais, y livre une performance extraordinaire.

Après ce chef-d’œuvre, la carrière de Skolimowski va continuer d’avancer en zigzags, avec un film bizarre sur a création et l’exil (Le Succès à tout prix, tourné entre Paris et Londres) et deux adaptations littéraires à moitié académiques et plutôt ratées (Les Eaux printanières et Ferdydurke). Mais avant ces films décevants, Skolimowski réalise en 1986 l’excellent Bateau-phare, qui prolonge la thématique de la difficile relation père fils déjà au cœur du Succès à tout prix (dans les deux films l’adolescent est interprété par le propre fils de SKolimowski, Michael Lyndon.)

Unique film véritablement américain de Skolimowski, cinéaste habitué aux productions apatrides, Le Bateau-phare entretient pourtant une relation ambigüe avec sa terre d’accueil. C’est un film qui reste au large du cinéma américain comme de son territoire, puisque l’essentiel de l’action se déroule en mer, sur un bateau-phare chargé de surveiller les côtes. Pourtant, Skolimowski s’acquitte de sa commande (un film noir hustonien, quasi remake de Key Largo) tout en signant un film très personnel (l’un des premiers scénarios de Skolimowski, Le Couteau dans l’eau de Roman Polanski, était déjà un huis clos maritime.) Le Bateau-phare s’organise autour de deux duels psychologiques, l’un entre un père et son fils, l’autre entre le père, capitaine d’un bateau-phare, et un gangster en cavale. Selon la règle des tournages confinés, l’histoire du film a contaminé son tournage, avec des affrontements d’ego entre Klaus Maria Brandauer (dont la ressemblance physique avec Skolimowski n’est pas fortuite, puisqu’il joue le père de Michael Lyndon, son fils) et le cinéaste, ainsi que des rivalités professionnelles entre Brandauer et son ennemi à l’écran, Robert Duvall. En adoptant un classicisme de façade et sans trop se soucier des conventions du genre, Skolimowski est parvenu à conserver la tension et l’énergie de ses plus grandes réussites : les contingences de la réalité ont toujours nourri son art.

Ce goût du mouvement – parfois immobile – et de l’absurde, de la fuite et de l’épuisement se retrouve démultiplié dans le dernier film en date de Jerzy Skolimowski, chasse à l’homme qui offre à Vincent Gallo l’occasion d’une impressionnante performance masochiste, le génial Essential Killing (2011), un des chefs-d’œuvre sortis cette année dans les salles françaises et qui lui aussi est désormais disponible en DVD et Blu-ray, édité par Studiocanal. Indispensable, cela va sans dire.

http://www.carlottavod.com/film-615-deep-end.html

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