Trois beaux films à Cannes : Le Havre d’Aki Kaurismäki, Pater d’Alain Cavalier et Tatsumi d’Eric Khoo.
Albert Serra (photo en tête de texte) est de passage à Cannes. C’est toujours un plaisir de le retrouver et de converser avec lui, depuis notre rencontre en 2006 et la présentation de ses deux premiers films à Cannes à la Quinzaine des réalisateurs, lorsque j’en étais le délégué général. Il commencera bientôt le tournage en Roumanie de son troisième long métrage officiel, Histoire de ma mort, dont j’ai lu le scénario, splendide. Toujours avec les mêmes complices catalans, son âme sœur Montse Triola et le producteur français Thierry Lounas de Capricci. Plus un nouveau partenaire roumain à la production, Dan Burlac.
Rien d’étonnant que le héros du premier film d’Albert Serra (Honor de cavalleria, 2006) soit Quichotte, le rêveur idéaliste, et les rois mages ceux du second (Le Chant des oiseaux, 2008), les premiers adorateurs du Christ qui montrèrent la voie à des millions d’autres. Car il pratique un cinéma de rêveur et de pionnier. Serra aime puiser dans les mythes universels, qu’ils soient littéraires ou religieux, pour accoucher d’une création originale. Il part de quelque chose que tout le monde connaît, qui appartient au patrimoine universel, pour réinventer la manière de faire des films et de raconter des histoires. C’est l’opposé d’un très grand nombre de films contemporains, qui préfèrent travailler à partir de sujets insignifiants ou puisés dans l’actualité ou la réalité sociale.
Tourné avec une mini caméra DV, avec un bande d’amis grandis dans la même région, avec les économies du réalisateur, l’argent emprunté à sa famille et la générosité d’un mécène local, Honor de cavalleria est la preuve qu’un tournage fauché et semi-professionnel ne doit pas nécessairement accoucher d’un film laid, inabouti. Dès son premier film, Serra s’inscrit parmi les grands cinéastes du numérique, aux côtés de Sokourov, Costa et Godard.
Le Chant des oiseaux reprend certains principes du premier film mais les enrichit grâce à une poésie, un humour et une plasticité de l’image encore plus évidents que dans Honor de cavalleria.
Albert Serra est un des rares jeunes cinéastes capables d’articuler un discours critique et analytique sur son cinéma, cela dès le premier film, sans que cela soit pédant ou prétentieux. Souvent, ce qui passerait pour un erreur ou un accident technique dans un film traditionnel est chez Serra une trouvaille poétique saisissante. Au-delà de sa culture, de sa cinéphilie et de son intelligence qui sont grandes, et de sa personnalité, une des plus fortes du cinéma contemporain, Albert Serra a des idées très claires sur ce qu’il aime, ce qu’il veut faire ou pas, porté en cela par des modèles historiques et des héros personnels qui sont tous des génies extrémistes : Picasso, Dalì, Warhol, Bene, Fassbinder, Rocha. Il n’écoute que lui et ne se laisse pas influencer par les diktats désastreux des financeurs des films d’art et essai. Alors qu’un certain cinéma d’auteur est aujourd’hui menacé par l’ambigüité, la confusion, la tentative plutôt que la réussite, Serra est parvenu à un mode de production et de création très sain et qui constitue déjà un modèle. Serra imagine et met en scène ses films avec en tête la phrase célèbre de Picasso, qui lui a déjà permis de mener à bien deux projets totalement fous et atypiques : « je ne cherche pas, je trouve. »
C’est exactement le contraire d’un certain cinéma expérimental qui cherche beaucoup, mais ne trouve pas.
Les films de Serra sont avant tout, comme le grand cinéma, des blocs de temps. C’est la durée du plan qui crée la sensation dans Honor de Cavalleria. Dans Le Chant des oiseaux, Serra a refusé la dimension contemplative de plans trop longs pour se concentrer sur leur picturalité, leur platitude (le film est tourné en noir et blanc, à la différence d’Honor de cavalleria.)
Serra vient également rompre le cliché d’un certain cinéma radical, dénué d’action, dénué de parole, qui s’abime dans la lenteur et la contemplation du vide. Même si ses deux films sont considérés comme lents, dénués de dramaturgie classique et peu bavards, je pense que Serra est plus baroque que minimaliste. Avec des images et des situations très simples, il parvient à créer des films sublimes et impressionnants. Il a coutume de très peu préparer les tournages, filmer beaucoup et de manière assez libre, puis au contraire de consacrer de long mois au montage, qui est d’une minutie extrême. Le tournage est le moment de la folie, de la surprise, du hasard, tandis que le montage est le moment de la discipline, du perfectionnisme, de la recherche du sublime. Cela rejoint ce que dit Aki Kaurismäki sur un mode humoristique : « La différence entre le tournage et le montage, c’est que je bois beaucoup pendant le tournage, et pas du tout pendant le montage. »
Albert Serra n’est pas un cinéaste iconoclaste, il adapte les mythes littéraires et religieux (son catholicisme n’est pas feint) avec une grande liberté poétique, mais aussi avec respect et même émotion.
J’ai souvent utilisé un oxymoron qui définit à la perfection le cinéma d’Albert Serra : un minimalisme grandiose.
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