Olivier Père

Sidney Lumet, ou le style invisible

Sidney Lumet est mort le 9 avril à l’âge de 86 ans. Un des meilleurs cinéastes contemporains, et un des plus productifs aussi, avec de nombreux travaux pour la télévision et une quarantaine de longs métrages pour le cinéma entre 1951 et 2007, Lumet n’a jamais bénéficié du statut d’un Woody Allen, d’un Martin Scorsese ou d’un Robert Altman. La faute en impute à un profil de cinéaste qui n’était pas celui de l’auteur complet (Lumet était rarement le scénariste de ses films) et à une filmographie trop éclectique et trop inégale pour prétendre au statut d’œuvre. Aux côtés de films magistraux, personnels et extrêmement ambitieux dans le cinéma américain comme Serpico (photo en tête de texte), Un après-midi de chien, Network, Le Prince de New York, Daniel, A bout de course ou Contre-Enquête, des commandes, des bâclages et des choses indignes de son talent, parmi lesquelles trois des remakes les plus mauvais et inutiles de l’histoire du cinéma (The Wiz, remake disco du Magicien d’Oz avec Diana Ross, Richard Pryor et Michael Jackson, Family Business, remake de Conseil de famille de Costa-Gavras, Gloria, remake du film de John Cassavetes avec Sharon Stone…) causèrent du tort à la réputation critique du cinéaste.
Lumet restera dans l’histoire du cinéma comme l’investigateur, l’analyste et le satiriste des institutions américaines : la justice, la politique, la police, les médias lui inspirèrent ses titres les plus justement célèbres, avec comme héros des personnages idéalistes, jurés obstinés, journalistes ou flics intègres confrontés à la corruption, à l’arrivisme ou au racisme. Démocrate, cinéaste-citoyen, Lumet a signé des films qui sont autant de documents et de témoignages sur les failles du système américain, en même temps que de formidables drames humains. Lumet, en marge de ses chefs-d’œuvre, a aussi réalisé des films moins connus qui méritent d’être redécouverts, comme ceux mis en scène durant son séjour en Grande-Bretagne : La Colline des hommes perdus et The Offence avec Sean Connery, M.15 demande protection avec James Mason (film très sombre, récit d’espionnage doublé d’une étude conjugale), Equus avec Richard Burton…
Si le cinéma de Lumet est moins spectaculaire que celui d’un Coppola ou qu’un DePalma, c’est aussi parce qu’il aborde des sujets modernes ou polémiques avec une conception très classique du cinéma, plus proche de la captation que des recherches expérimentales. A côté du créateur des films-dossiers (pour reprendre l’expression associée aux films politiques de Francesco Rosi, comparables dans leur démarche avec ceux de Lumet) qui ont fait sa gloire, il existe en effet un autre Lumet : celui des adaptations théâtrales. Elles lui furent moins favorables. Hormis son adaptation de Tennessee Williams L’Homme à la peau de serpent avec Marlon Brando et Anna Magnani, elles représentent aujourd’hui la part la moins commentée et la plus oubliable de son œuvre, et souffrent pour la plupart des scories et pesanteurs associées au théâtre filmé : Williams, O’Neill, à de nombreuses reprises pour le petit et le grand écran, Tchékhov, Miller, mais aussi Schaffer, Levin (pour le très plaisant divertissement criminel Piège mortel) et d’autres dramaturges moins connus furent mis en scène par Lumet.
Il arrive aussi que Lumet adopte un dispositif théâtral (huis-clos, unité de lieu et de temps, enfermement des personnages) pour traiter de sujets judiciaires, comme bien sûr son premier film et un des plus célèbres 12 Hommes en colère, avec Henry Fonda, ou d’autres films de procès comme Le Verdict avec Paul Newman ou Jugez-moi coupable avec Vin Diesel. Trois films très étranges tournés en Angleterre adoptent une mise en scène théâtrale pour filmer une thérapie psychiatrique (Equus), un camp disciplinaire militaire (La Colline des hommes perdus) et un interrogatoire policier qui vire à la séance de torture (The Offence).
Les deux dimensions du cinéaste (le réalisme, le théâtre) viennent du même endroit, la télévision et les tournages de dramatiques en direct où il fit ses armes, avec d’autres cinéastes de sa génération. Lumet en effet comme John Frankenheimer, William Friedkin, Robert Mulligan, Franklin J. Schaffner, Sydney Pollack… a appris son métier à la télévision dans les années 50. Il en résulte une esthétique sans fioriture, une mise en scène qui va droit au but, capte les performances d’acteurs et les actions avec une même énergie. On peut parler de style invisible à propos du travail de Sidney Lumet, qui peut aller jusqu’à une approche néo-réaliste ou pseudo-documentaire lorsqu’il s’agit de mettre en scène des drames criminels et policiers comme Un après-midi de chien, Serpico et Le Prince de New York. Même s’il a tourné une partie non négligeable de sa filmographie en Grande-Bretagne, Lumet à l’instar de Woody Allen, Martin Scorsese ou Abel Ferrara reste intimement lié à sa ville natale, New York, qu’il a régulièrement filmé avec amour et qui sert de décor à nombre de ses meilleurs films.
Enfin, on ne peut évoquer le travail de Lumet sans saluer son immense talent de directeur d’acteurs. Il a dirigé quelques-uns des meilleurs acteurs américains et britanniques, d’Henry Fonda à Al Pacino en passant par Marlon Brando, James Mason, Richard Burton, William Holden, Faye Dunaway, Sean Connery… qui lui doivent certaines de leurs performances les plus remarquables. Lumet aimait et connaissait le métier d’acteur. Il avait d’ailleurs débuté sa carrière à l’âge de quatre ans quand son père, metteur en scène, lui avait fait tenir un rôle dans une pièce radiophonique. Il fera du théâtre toute sa jeunesse avant d’entrer à la télévision, où il dirigera plus de 200 émissions dramatiques.
Très actif au cinéma depuis 1957 (date de sortie de 12 Hommes en colère), Lumet a conclu sa carrière en 2007 avec un très beau film, 7h58 ce samedi-là, tragédie familiale en forme de film noir, magistralement interprété par Albert Finney, Philip Seymour Hoffman et Ethan Hawke, adieu au cinéma qui se hisse au niveau de ses plus belles réussites des années 70.

TCM rendra un hommage à Sidney Lumet en juin avec un cycle de douze films, dont deux inédits à la télévision et dans les salles françaises, des plus célèbres (12 Hommes en colère, Serpico…) aux plus obscurs (Blood Kin ou Last of the Mobile Hot Shot réalisé en 1970 d’après Tennessee Williams avec James Coburn, Bye Bye Braveman, 1968, avec George Segal, comédie qui bénéficie d’une bonne réputation) en passant par des curiosités qui méritent peut-être d’être réévaluées, comme La Mouette (1968, adaptation de Tchékhov avec James Mason, Vanessa Redgrave et Simone Signoret) et Le Rendez-vous (1969, roman-photo post nouvelle vague tourné à Rome avec Anouk Aimée et Omar Sharif où Lumet se prend pour Lelouch et Antonioni.) Ce cycle a le mérite de visiter tous les aspects de la filmographie de Lumet, y compris les plus méconnus et sous-estimés. On pourra y revoir deux titres très solides de Lumet : Point-limite, où le cinéaste retrouve Henry Fonda dans le rôle du président des Etats-Unis qui doit gérer une crise nucléaire en pleine Guerre froide (et en 1964 la même année que Docteur Folamour ! Le film de Lumet sera éclipsé par celui de Kubrick.) Ou Le Gang Anderson, polar interprété par Sean Connery, dans lequel le succès du cambriolage d’un immeuble est mis en péril par un système de  haute surveillance électronique, sorti en 1971 soit un an avant le scandale du Watergate !

Je n’ai jamais rencontré Sidney Lumet mais j’avais beaucoup d’admiration pour certains de ses films, au point de lui proposer à la fin de l’année dernière le Léopard d’honneur Swisscom pour l’ensemble de sa carrière. Hélas sa fille Jenny (actrice et aussi scénariste de Rachel se marie de Jonathan Demme) devait m’apprendre à cette occasion que son père était mourrant. Le nom du cinéaste (américain) qui recevra le Léopard d’honneur Swisscom lors du prochain festival del film Locarno sera dévoilé le dimanche 15 mai, durant le Festival de Cannes.
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