Olivier Père

Fassbinder par lui-même

 

G3J publie « Fassbinder par lui-même », recueil des entretiens accordés à la presse par le cinéaste entre 1969 et 1982, dans une édition établie et présentée par Robert Fischer, avec une préface de Frédéric Strauss. Une somme passionnante où l’on peut apprécier, dans l’ordre chronologique, le parcours artistique et intellectuel d’un auteur très prolixe sur son travail (et celui des autres) et surtout d’une intelligence incroyable. De l’expérience théâtrale des débuts jusqu’à ses derniers films, Fassbinder malgré sa légendaire boulimie de travail trouvait toujours le temps pour parler aux journalistes (surtout étrangers) et se confier à eux en toute liberté, comme en témoignent ces trente entretiens où rayonnent la séduction, l’autorité et la lucidité du cinéaste.

Rainer Werner Fassbinder (1945-1982), auteur d’une œuvre imposante (33 titres pour le cinéma, 11 pour la télévision, parmi lesquels les 14 épisodes de Berlin Alexanderplatz, plus des pièces de théâtre) conçue dans l’urgence et la rapidité (ses nombreux films furent tournés sur une période de moins de treize ans) demeure le cinéaste le plus important du nouveau cinéma allemand. Autodidacte et charismatique, il a créé une troupe de fidèles collaborateurs (amis, amants, épouses et égéries), devant et derrière la caméra, mais aussi au théâtre, qui l’ont accompagné dans ses tumultueuses aventures artistiques. Après un premier long métrage (L’amour est plus froid que la mort, 1969) et une série de films fortement influencés par Brecht et la Nouvelle Vague française, particulièrement Godard et Chabrol, Fassbinder, monstre de travail et d’énergie créatrice, découvre le cinéma de Douglas Sirk qui devient son idole. Fassbinder se livre alors à un singulier exercice d’admiration, en transposant les mélodrames flamboyants de Sirk dans la grisaille de la petite bourgeoisie allemande. Ainsi, Tous les autres s’appellent Ali est le remake avoué de Tout ce que le ciel permet. Fassbinder a compris la violence politique et le discours féministe du cinéma de Sirk, sous le vernis du glamour hollywoodien. Fassbinder va réussir plusieurs mélodrames distanciés, particulièrement cruels, qui décortiquent les rapports de soumission et de domination au cœur des histoires d’amour. Huit films en particulier, parmi ses plus célèbres, forment un ensemble à l’intérieur de la filmographie, très hétérogène, et en constituent sans doute la meilleure part. C’est dans ces films, de Tous les autres s’appellent Ali au Secret de Veronika Voss, en passant par Le Mariage de Mari Braun, son plus grand succès qui lui ouvre la voie de la célébrité internationale, qu’apparaît très clairement un des projets les plus passionnant et ambitieux de Fassbinder. Le cinéaste dresse le portrait de l’Allemagne de l’Après-guerre, du miracle économique, avec la libération des mœurs, l’exaspération des sens mais aussi les cicatrices de la guerre et les fantômes du nazisme. C’est la « Comédie humaine » de Fassbinder, qui sur le modèle balzacien observe la circulation du désir et de l’argent, et propose une radioscopie de la société allemande, en filmant aussi bien classes moyennes que le prolétariat, les hautes sphères du pouvoir que les groupuscules terroristes (La Troisième Génération), en passant par les milieux marginaux (le magnifique Droit du plus fort dans lequel Fassbinder interprète le rôle principal.)

Le Mariage de Maria Braun est le premier volet d’une trilogie sur la RFA dans les années 50, qui sera suivi par Lola, une femme allemande et Le Secret de Veronika Voos. Pour parler de son pays, Fassbinder décide de raconter le destin de femmes, mi-putes mi-déesses, sur le modèle de Marlene. Fassbinder « invente » les nouvelles stars du cinéma allemand : Hanna Schygulla, Barbara Sukowa, Ingrid Caven, Margit Carstensen…

Cette trilogie est un feuilleton politique d’une grande intensité romanesque et qui entretient, comme les autres films historiques du cinéaste, un rapport ambigu au passé, qui mêle nostalgie et règlements de comptes.

Dans la dernière période de l’œuvre foisonnante de Fassbinder, Lola, une femme allemande est un film à la structure et à la mise en scène plus traditionnelles que ses essais antérieurs, et offre une vision désenchantée de l’Allemagne de la fin des années 50, rongée par le cynisme et la spéculation. La même année (1981), Lili Marleen appartient aussi à la période faste de Fassbinder, lorsque ce dernier parvient à toucher le grand public avec des films d’époque sur l’histoire de l’Allemagne, son grand et son seul sujet. La célèbre chanson est le fil conducteur de cette histoire d’amour entre une jeune chanteuse qui deviendra une ambassadrice du nazisme et d’un riche artiste juif opposant au régime. La troupe habituelle du cinéaste et son égérie Hanna Schygula sont rejoints par les vedettes internationales Giancarlo Giannini et Mel Ferrer. Fassbinder parvient à déjouer les pièges de la mode rétro et du film d’auteur à gros budget. Un an avant sa mort, Fassbinder rédigeait la liste de ses dix films préférés, avec Les Damnés en première position1. L’influence de ce film sur Lili Marleen est flagrante. Dans la lignée de Visconti, Fassbinder parvient à concilier le fétichisme du passé, l’érotisation de l’histoire et son analyse critique.

Mais ces films célèbres ne doivent pas faire oublier des titres plus obscurs qui sont autant d’entrées dans l’œuvre foisonnante, romanesque et politique du plus important cinéaste allemand de l’après-guerre. Et non des moindres. Par exemple Whity (le plus grave échec commercial de toute la carrière de Fassbinder) est un improbable western de chambre, croisement monstrueux entre le théâtre d’avant-garde, Mandingo de Richard Fleischer et les plus baroques westerns italiens des années 60. Dans un monde en huis clos s’agite et agonise une famille de sudiste dégénérés observés par un esclave noir objet de tous les fantasmes. Il y est question de désir indifférencié, de lutte de classes et de racisme comme souvent chez Fassbinder, mais sur un mode carnavalesque et bouffon que le cinéaste ne retrouvera plus vraiment par la suite, sauf peut-être son ultime long métrage, le funèbre et très stylisé Querelle. Plus réaliste, bien que trahissant volontairement son origine théâtrale, Pionniers à Ingolstadt, un des sept films réalisés par Fassbinder en 1970 (la même année que Whity !) est la chronique d’un groupe de soldats venus construire un pont à Ingolstadt, suscitant auprès des femmes de la petite ville des sentiments amoureux contrastés. Cet été, le Festival del film Locarno a permis la redécouverte en version restaurée d’un téléfilm inédit hors d’Allemagne écrit et réalisé en 1976 par Fassbinder d’après un livre de Klaus Antes et Christiane Erhardt. Ich will doch nur, daß ihr mich liebt (Je veux seulement que vous m’aimiez) ne compte pas parmi les titres les plus fameux du cinéaste. C’est pourtant un chef-d’œuvre de romanesque social, qui montre la pathétique ascension d’un ouvrier, mal-aimé par ses parents, qui épouse une jeune femme, se couvre de dettes en montant à Munich pour y trouver du travail, et finit par commettre un crime. Le film sera enfin visible en France après son passage à Locarno, grâce au distributeur Carlotta (déjà responsable de l’exhumation de l’œuvre de Fassbinder en DVD) qui le distribuera le 20 avril en salles.

Deux autres livres et une rétrospective à Beaubourg nous inviteront à évoquer bientôt une autre figure majeure du cinéma moderne, Werner Schroeter, et un pays qui après plusieurs décennies d’éclipses revient en force sur la carte du monde cinématographique, l’Allemagne.

1. Liste des dix films préférés de Fassbinder :  La caduta degli dei (1969) de Luchino Visconti, The Naked and the Dead (1958) de Raoul Walsh, Lola Montès (1955) de Max Ophuls, Flamingo Road (1949) de Michael Curtiz, Salò o le 120 giornate di Sodoma (1975) de Pier Paolo Pasolini, Gentlemen Prefer Blondes (1953) d’Howard Hawks, Dishonored (1931) de Josef von Sternberg, The Night of the Hunter (1955) de Charles Laughton, Johnny Guitar (1954) de Nicholas Ray, Kalina Krasnaya (1974) de Vasili Shukshin.

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