Olivier Père

Zurlini aujourd’hui

 

Le Circolo del cinema Bellinzona, sous la houlette de Michele Dell’Ambrogio, a la bonne idée de proposer une intégrale des films de Valerio Zurlini (en photo avec Alain Delon sur le tournage du Professeur en tête d’article), dans plusieurs salles du Tessin, du 10 janvier au 2 mars 2011. « Lacrime squisite, il cinema di Valerio Zurlini » est le titre de la rétrospective. Belle image des « larmes exquises » pour évoquer un auteur à l’univers déliquescent qui plaça la tristesse, et même le désespoir au cœur de son œuvre, brève mais brûlante. De tous les grands cinéastes italiens, Valerio Zurlini reste le plus discret et le plus secret. Le plus fragile aussi, comme l’atteste sa frêle carrière, écourtée par son intransigeance artistique, un caractère ombrageux et des déboires privés.
Une quinzaine de courts et seulement huit longs métrages. C’est peu, surtout à une époque, les années 60, où le cinéma italien produit à tout va et semble s’étourdir de sa phénoménale effervescence.

Né en 1926 à Bologne, Zurlini fait des études de droit et d’histoire de l’art. Sa passion pour la peinture l’accompagnera toute sa vie, elle nourrira son œuvre et il continuera parallèlement à son travail de cinéaste une remarquable activité de critique d’art et de collectionneur. Après l’échec de plusieurs projets (une malédiction qui se perpétuera tout au long de sa carrière), son premier long métrage est Les Jeunes Filles de San Frediano, suivi d’Un été violent. Son troisième film est sans doute le plus connu : La Fille à la valise. Aïda (sublime Claudia Cardinale), une fille-mère qui chante pour gagner sa vie est lâchement abandonnée par son amant, un fils de bonne famille. Elle rencontre le frère de ce dernier, un jeune homme sensible qui lui offre tendresse et amour. Mais les parents du garçon contraignent Aïda à rompre. Les films de Zurlini sont des drames déchirants, qui préfèrent la rétention à l’outrance lacrymale et l’intimisme psychologique aux clichés. La Fille à la valise n’atteint pas malgré son pessimisme le désespoir des titres suivants de Zurlini et le nihilisme radical de son chef-d’œuvre Le Professeur avec Alain Delon. Sans doute parce que la jeunesse et la beauté de ses acteurs atténuent la tristesse du film, une histoire d’amour impossible, thème récurrent dans la filmographie du cinéaste. Zurlini y rencontre son acteur-fétiche Jacques Perrin, offre à Claudia Cardinale son premier rôle important et révèle son incroyable sensualité.
Après le succès de La Fille à la valise, Journal intime vaut à Zurlini un Lion d’or mérité à Venise. Voir ou revoir ce film admirable (restauré en 2005 par la Cinémathèque de Rome en étroite collaboration avec son génial directeur de la photographie Giuseppe Rotunno), c’est aussi se souvenir que certains chefs-d’œuvre, plus ou moins reconnus, plus ou moins confidentiels, sont essentiels à l’édification d’un rapport fertile, passionné et critique au cinéma. Journal intime est un film de chevet qui a bouleversé non seulement la brève histoire du cinématographe, mais aussi le regard de plusieurs générations de cinéphiles. Avec ce film en particulier, Valerio Zurlini s’impose comme un des cinéastes les plus importants (et les plus subtils) de la modernité cinématographique européenne, aux côtés de Resnais, Pasolini et Antonioni. Il mérite à ce titre une perpétuelle (re)découverte. Voyage dans le temps et la mémoire, Journal intime raconte la déchirante histoire d’amour entre deux frères (Jacques Perrin et Marcello Mastroianni, qui rivalisent de beauté et d’émotion), séparés par la vie dès l’enfance, puis par la mort à l’âge adulte. Extrêmement moderne par sa narration, mais sans effets tapageurs, le film transcende les règles du mélodrame, en état de grâce permanent.
Journal intime, œuvre frémissante, est emblématique des révolutions formelles qui agitèrent la production transalpine des années 60, voisine de la Nouvelle Vague et cependant ancrée dans une tradition littéraire et picturale italienne. Le film est adapté d’un roman de Vasco Pratolini, grand écrivain et scénariste à la sensibilité proche de Zurlini.
En 1972, un autre chef-d’œuvre vient dialoguer avec Journal intime. Il s’agit du Professeur (titre français indigne de l’italien, La prima notte di quiete, « la première nuit de tranquillité », soit la mort – selon Goethe). Zurlini, en pleine crise existentielle, s’y livre comme jamais. C’est un film d’une noirceur absolue, nihiliste et bouleversant, une nouvelle histoire d’amour impossible qui n’a d’autre issue que l’anéantissement. Zurlini ne parle plus des rapports entre deux frères, mais de l’attirance d’un professeur de lettres pour une de ses étudiantes (la très belle Sonia Petrovna, la même année que Ludwig de Visconti !), dans une Rimini hivernale où nous retrouvons le talent de paysagiste de Zurlini, cette fois-ci épaulé par le grand coloriste Carlo Di Palma, et le froid lyrisme de sa mise en scène. Entouré d’une bande de « vittelloni » assez louches (parmi lesquels Giancarlo Giannini et Renato Salvatori), Alain Delon y est admirable, dans un de ses meilleurs rôles – et sans doute le plus pathétique. Également co-producteur, la star française se brouillera avec le cinéaste, changera le titre et coupera près de quarante-cinq minutes du film lors de son exploitation française. C’est évidemment dans sa longue, exténuante et dépressive version italienne qu’il faut découvrir, voir et revoir jusqu’au malaise ce monument d’autodestruction et de passion morbide.
Avant et après ce testament cinématographique, Zurlini aura réalisé deux films inaboutis et fantomatiques, incursions allégoriques hors de l’Italie, Seduto alla sua destra et Le Désert des Tartares d’après Dino Buzzati. Seduto alla sua destra (« assis à sa droite », comme Judas lors du dernier repas) était à l’origine un sketch du film politique collectif Vangelo ‘70 produit par Carlo Lizzani, qui devint finalement un long métrage. Inspiré par le destin du dirigeant congolais Patrice Lumumba, le film est aussi une transposition tiers-mondiste de la vie du Christ, dans une Afrique abstraite ravagée par la violence. La distribution du film participe à son étrangeté. Aux côtés de Jean Servais et du pasolinien Franco Citti, on y retrouve le magnifique acteur américain Woody Strode, inoubliable sergent noir de John Ford, dans le rôle de l’indépendantiste africain trahi et supplicié. Ce sera la première incursion de Woody Strode dans le cinéma italien, avant que celui-ci ne squatte les studios de Cinecittà dans les années 70, du générique d’Il était une fois dans l’Ouest jusqu’aux films bis d’Enzo G. Castellari et Fernando Di Leo. À peine montré en Italie, invisible et totalement inconnu en France, Seduto alla sua destra sera (mal) distribué aux Etats-Unis comme un film de « blaxploitation » sous le titre Black Jesus. Chacune de ses projections publiques est donc un événement suffisamment rare pour être signalé.
Le Désert des Tartares est une grosse production européenne tournée en Iran où ressurgissent le motif guerrier et le goût de l’abstraction qui semblent hanter Zurlini. Co-produit et interprété par Jacques Perrin, avec de grands acteurs internationaux, Le Désert des Tartares est une entreprise fascinante de cinéma métaphysique que le cinéaste, malade, affaibli et alcoolique ne semble plus vraiment être en mesure de contrôler. C’est son assistant Christian de Chalonge qui aurait réalisé une grande partie du film. Zurlini meurt à l’âge de 56 ans, en 1982. Petit-maître, génie maudit ou cinéaste du spleen, il laisse une œuvre inachevée, mais dont les vestiges nous hanteront pour toujours.

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