Olivier Père

David Cronenberg première période : de Frissons à La Mouche

A l’heure de la sortie de Cosmopolis (notre prix de la mise en scène du dernier Festival de Cannes), nous avons voulu revenir sur les débuts de David Cronenberg, selon nous l’un des plus grands cinéastes en activité. Il n’a jamais raté un film et son œuvre, en perpétuelle réinvention, se révèle passionnante et d’une étonnante cohérence malgré l’évolution constante entre ses débuts dans l’underground, le cinéma d’horreur puis des films plus intellectuels. Il nous apparaît évident que la filmographie de Cronenberg a toujours soulevé des questions philosophiques, dès ses premiers films fantastiques, toujours d’une intelligence remarquable, en plus de ses qualités de mise en scène. Nous n’évoquerons pas ici, faute de les avoir vus, les premiers essais expérimentaux Transfer, From the Drain, Stereo et Crimes of the Future réalisés par le jeune Cronenberg (né en 1943 à Toronto) entre 1966 et 1970. Cronenberg signe ensuite des courts métrages, et programmes divers pour la télévision avant de mettre en scène son premier film commercial pour le cinéma en 1975.

Frissons (1975)

Frissons (1975)

Rage (1977)

Rage (1977)

À l’opposé de la surcharge décorative et folklorique des films d’horreur de la Hammer, les nouveaux cinéastes apparus dans le cinéma fantastique des années 70 débarrassent le thème de ses oripeaux folkloriques pour en dégager de nouvelles significations ou pour en moderniser les enjeux. Dans Frissons (Shivers, 1975) et Rage (Rabid, 1977), ses premiers films d’horreur, David Cronenberg refuse la panoplie du buveur de sang, mais s’intéresse à cette forme moderne de vampirisme qu’est la contamination virale. Avant de devenir un des auteurs majeurs du cinéma contemporain, David Cronenberg était un intellectuel pornographe haï par un pays entier – le Canada puritain et aseptisé – qui avait raison de se sentir menacé par ces brûlots « gore » où il était question de cannibalisme, de parasites sexuels et d’apocalypse urbaine. Le cinéaste lorgnait déjà du côté de Reich et Burroughs, du « body art » et de la nouvelle chair.

La pornstar Marilyn Chambers est la vedette de Rage, un film d’horreur où « tout est sexuel ».

Fast Company (1979)

Fast Company (1979)

En 1979 David Cronenberg réalisé son seul film non fantastique de la période des années 70 et 80, Fast Company, une excellente série B sur les courses de dragsters, qui contient déjà en germe quelques obsessions érotiques sur les voitures et la vitesse que le cinéaste, amateur de Ferrari, approfondira en mettant en scène Crash d’après le roman de J.G. Ballard en 1996.

Chromosome III (1979)

Chromosome III (1979)

Dans Chromosome III (The Brood, 1979) un père, séparé de son épouse, élève seul sa petite fille. La mère, Nola, vit recluse dans la clinique expérimentale du docteur Raglan, inventeur d’une thérapie révolutionnaire qui permet à ses patients d’extérioriser leurs troubles mentaux par des manifestations organiques (plaies, pustules, tumeurs…). Les sentiments maternels exacerbés de Nola vont engendrer une portée (« The Brood », titre original du film) monstrueuse et meurtrière téléguidée par les pulsions de vengeance de la mère. Cronenberg s’est souvent amusé à présenter Chromosome III comme son seul film autobiographique, et aussi une version très personnelle de Kramer contre Kramer, le mélo sur le divorce de Robert Benton. Le cinéaste avait en effet quelques années avant le tournage décidé d’enlever sa propre fille, lorsqu’il apprit que son ex-femme se trouvait sous l’influence d’une sorte de secte médicale. Au-delà de cette anecdote, Chromosome III marque un point de non-retour organique dans la filmographie du cinéaste, et reste sans doute son œuvre la plus terrifiante, au premier degré, car elle transforme un sentiment naturel et « positif », l’instinct maternel, en véritable cauchemar contre-nature. Troisième film commercial de Cronenberg, Chromosome III demeure un sommet de l’horreur viscérale, et le cinéaste accouche – sans jeu de mot – d’images repoussantes et perturbantes. Après cette ultime orgie de chair malade, le cinéma de Cronenberg va peu à peu devenir plus mental et cérébral, tout en poursuivant cette volonté de donner une substance charnelle à des visions de l’esprit, comme dans Videodrome (1982).

Scanners (1981)

Scanners (1981)

Scanners (1980) marque l’aboutissement de la première période de la carrière de David Cronenberg, quand celui-ci travaillait dans le secteur étroit de la série B fantastique et était loin de susciter l’intérêt et l’enthousiasme (ou la controverse) qui accompagnent la sortie de ses films depuis Faux-semblants (Dead Ringers, 1988). Frissons, Rage et Chromosome 3, jalons importants de l’horreur moderne, avaient rencontré soit l’indifférence, soit le mépris dégoûté de la critique sérieuse et bien pensante, sans parler de l’acharnement de lobbies et institutions canadiennes contre le jeune cinéaste régulièrement traité de pornographe ou de misogynie. Pourtant, les premiers films de Cronenberg, bien que produits dans le système du cinéma d’exploitation, proposent déjà une réflexion intellectuelle sur le sexe, la violence et la répression, très influencée par Reich et Bataille. Le succès commercial inespéré de Scanners permettra ensuite au cinéaste de toucher un plus large public grâce à des films prestigieux sans pour autant renoncer à ses obsessions et à son approche du cinéma comme une exploration de la chair et de l’esprit. Scanners, ténébreuse histoire de jumeaux ennemis doués de pouvoirs psychiques extraordinaires, de conspirations entre organisations pharmaceutiques rivales, aborde sous certains poncifs représentatifs du cinéma de genre (course-poursuite, affrontement du Bien et du Mal, duel final) des thèmes similaires à ceux des romans de William Burroughs et contient des images proches de certaines forme artistiques contemporaines comme le « body art » (la fameuse tête explosive du prologue). Tout cela n’échappa guère aux spectateurs les plus perspicaces et aux admirateurs de la première heure du cinéaste (comme par exemple le jeune critique et cinéphile Olivier Assayas), qui ne furent pas le moins du monde surpris lorsque Cronenberg décida dans les années 90 de s’atteler à des projets à la fois plus riches et plus expérimentaux, en adaptant à l’écran Burroughs (Le Festin nu) ou Ballard (Crash).

Dead Zone (1983)

Dead Zone (1983)

La Mouche (1986)

La Mouche (1986)

Après le grave échec commercial et critique de son génial Videodrome (voir texte dans ce blog, http://olivierpere.wordpress.com/2012/02/25/videodrome-de-david-cronenberg/) Cronenberg adapte un best seller de Stephen King, pour ce qui constitue la première véritable incursion de Cronenberg dans le cinéma hollywoodien, même si Dead Zone (The Dead Zone, 1983) est tourné au Canada pour un producteur indépendant, le grand Dino De Laurentiis. En effet, dans les années 80, les romans de Stephen King, très populaires malgré leur médiocrité, ont souvent servi de joker à des cinéastes spécialisés dans le fantastique (John Carpenter, George A. Romero), marginalisés à cause de leurs ambitions, ou inquiétés par de sérieux revers commerciaux. Ce film de commande se signale par une mise en scène moins originale qu’à l’accoutumée chez le cinéaste canadien, et une narration beaucoup plus classique. Toutefois, Cronenberg excelle dans ce premier film « grand public » dans le mélange des genres : le paranormal, le thriller paranoïaque, la science-fiction, la romance. Un jeune professeur est victime d’un grave accident de voiture qui le plonge dans cinq ans de coma. À son réveil, il découvre qu’il a développé un pouvoir exceptionnel de voyance. Est-ce un don divin ou une malédiction ? Habitué aux mystères de la chair, Cronenberg explore ici ceux de l’esprit ; son héros (Christopher Walken, bouleversant) se sacrifiera tel un nouveau Christ pour sauver l’humanité. Dead Zone dépasse les frontières du fantastique et rejoint une forme discrète de mélodrame : c’est aussi une très belle histoire d’amour. Pour la petite histoire, Dead Zone est le premier film que je suis allé voir seul au cinéma, la semaine de sa sortie, à l’Alhambra Gaumont de Saint-Etienne, en version doublée… Inoubliable. Mais il faudra attendre La Mouche (The Fly, 1986) pour que la rencontre entre un sujet universel (rien de moins que la peur de la mort) et un grand cinéaste aux obsessions très personnelles débouche sur un véritable chef-d’œuvre. Pourtant La Mouche est le remake d’une série B des années 50 entrepris par Mel Brooks, producteur inspiré (Elephant Man de David Lynch.) C’est Brooks qui a l’idée de confier le film à Cronenberg, à l’époque incapable de monter sa version de Total Recall d’après Philip K. Dick, en conflit plusieurs années avec les patrons de studios hollywoodiens. La Mouche transcende son matériau de base pour devenir une allégorie sur la maladie et la mort (le film raconte une lente agonie et l’altération d’un corps qui permit d’évoquer le sida à l’époque de sa sortie). C’est aussi une bouleversante histoire d’amour qui convoque un imaginaire gothique (La Belle et la Bête, Le Fantôme de l’opéra) accouplé à la recherche scientifique et rivalise avec les mélodrames noirs de Tod Browning, eux aussi des récits de corps mutants et de monstres humains. Les effets spéciaux et les maquillages spectaculaires n’occultent en rien la qualité de l’interprétation et la beauté de la mise en scène. Presque tout le film se déroule en huis clos, dans un laboratoire, comme plus tard A Dangerous Method et Cosmopolis, Cronenberg devenant dans la seconde moitié de sa carrière un cinéaste de l’enfermement, et même de l’intériorisation.

Il est intéressant de voir comment à ses débuts Cronenberg utilisait des acteurs de série B ou en fin de carrière obligés de cachetonner dans des films d’horreur : Barbara Steele, Oliver Reed, Samantha Eggar, Jennifer O’Neil, Patrick McGoohan… pour ensuite travailler avec les meilleurs acteurs de leur génération, qui tous se transforment en double du réalisateur (même physiquement). Cela commence avec James Woods, pour se poursuivre avec Christopher Walken, Jeff Goldblum, Jeremy Irons (deux films ensemble), Peter Weller, James Spader et trouver une sorte d’apothéose avec Viggo Mortensen (trois films ensemble à ce jour), et peut-être Robert Pattinson, puisque les deux hommes ont déjà annoncé vouloir faire un second film ensemble. A suivre.

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